Fadila Semaï – « L’ami parti devant » (extraits)

Fadila Semai - L'ami parti devant - Rencontres buissonnieres - avril 2018Editions Albin Michel

    29 avril 2013, 5h30 du matin, je suis en Algérie depuis deux jours, je n’y étais pas revenue depuis plus de quatre décennies.
Ce voyage, cette enquête, cette quête, a mûri dans la solitude, dans le silence qui protège de ce qui peut vous dérouter. Le fil de ma vie m’a propulsée vers une nécessité vitale, aller à la rencontre d’une histoire : celle de deux hommes, Christian de Chergé et son ami Mohamed, et d’un lieu : le monastère Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine.
A l’aube de ce jour qui me plonge dans l’inconnu, découvrir cette terre ancestrale où religion et violence humaine se sont douloureusement mêlées emplit mon cœur d’une émotion étrange.
……
Derrière nous, nous laissons Alger la blanche. Plus nous montons vers l’Atlas, plus la température baisse. Il fait froid, humide. Je médite sur le fait que pour vivre au contact de cette nature sans concessions, sans confort, il faut un charisme physique et mental. Autour de nous la nature est souveraine, fatalement : depuis des générations, elle façonne le tempérament de ceux qui vivent dans sa proximité.
Encore quelques lacets montagneux, et nous arrivons devant un imposant portail de fer. Un petit coup de klaxon prévient l’un des deux associés agricoles qui travaillent avec la communauté depuis fort longtemps et voilà qu’une main virile se glisse, ouvre la porte à deux battants.

     C’est la première fois que je pénètre dans ce lieu, un silence abyssal me rassemble. Malgré les peurs, les doutes, les projections les plus inquiétantes mais aussi les plus essentielles : je suis là. Sur ce sol algérien qui porte la mémoire de mes ancêtres, dans ce monastère de Tibhirine si singulier parce qu’il a abrité en son sein des hommes que tout pouvait séparer. Je suis là et mes pieds foulent la poussière rouge d’une terre, d’un espace sacré.
La première fois que ma vie a croisé le chemin de Tibhirine, c’était en 1996. Jeune journaliste, je travaillais dans une agence de presse prestigieuse, qui fournissait en reportages une grande chaîne de télévision tout aussi prestigieuse. Comme chacun, je découvris en mars l’existence, l’enlèvement puis l’assassinat des moines deux mois plus tard. Sans comprendre pourquoi, je fus plus que de raison appelée par ce fait divers. Je résistais parce que j’ai toujours fait très attention à ne pas me laisser enfermer dans les sujets « ethniques ». Ceux qui touchent les beurs, les immigrés, les banlieues, l’Algérie. Je connais le goût et l’ignorance de ceux qui aiment murer la vie des autres. Je résiste et on me respecte.
Un an plus tard, en août 1997, à l’occasion d’un voyage personnel au Maroc, j’ai décidé de me rendre à Fès pour rencontrer les deux survivants de Tibhirine : le père Amédée et le père Jean-Pierre. A la suite du drame, ils ont rejoint la communauté cistercienne à laquelle ils appartiennent, auprès d’autres moines.
…………
Treize ans plus tard, en 2010, j’assiste à Paris à la projection du film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux. C’est la première fois qu’on s’empare de la mort des moines, autrement que sur un plan politique, et pourtant je ressens un malaise, un manque.
Je commence à formuler les contours de ce manque à l’occasion d’un débat autour d’un documentaire. Celui de Emmanuel Audrain, projeté au cinéma Le Médicis, à Paris. Ce film est antérieur à la fiction, il retrace l’histoire du testament spirituel de Christian de Chergé. A la fin du visionnage, c’est plus fort que moi, je me lève. Je prends la parole devant un public composé essentiellement de croyants chrétiens, dont certains encensent le film en insistant sur le sacrifice de moines chrétiens, pour des musulmans. Emue et agacée, j’explique que je suis française, née en France dans une famille de musulmans. En marge de toute religion établie, ma foi est intériorisée, mon vécu spirituel est corporel, je pense que cela explique pourquoi je suis si interpellée par le mystère de l’incarnation, hors de toute appartenance. Je reconnais la qualité cinématographique du travail de Xavier Beauvois. Il n’a pas choisi d’évoquer la genèse de Tibhirine, c’est sa liberté, cependant j’invite à prendre du recul. Selon moi, cette option peut altérer l’exemplarité authentique de Tibhirine, en proposant un regard amputé de quelque chose d’essentiel. La salle m’applaudit. Je suis surprise par cette réaction. Qu’ont-ils donc entraperçu dans ce vécu personnel ? Peut-être ont-ils entraperçu que l’héritage de Tibhirine n’est ni la mort ni le sacrifice. Peut-être cherchent-ils comme moi la vérité d’un processus humain qui a pris sa source dans la rencontre entre deux hommes que tout opposait, il y a plus de cinquante ans.
Cette rencontre aura soufflé, sans bruit, sur le fameux « esprit de Tibhirine ». Pas à pas, je l’ai découvert, d’abord par quelques phrases elliptiques dans des livres sur Tibhirine, puis par le début de ce qui allait être mon enquête. J’ai vu qu’au cœur il y a deux amis : depuis trop longtemps un de ces visages reste dans l’ombre, ignoré ou à peine évoqué ici et là. Je ressens le besoin impérieux de retourner à la source, pour délivrer le sens de l’amitié entre ces êtres. Le sens au-delà de cette rencontre. Deux hommes différents qui vont convertir tous les obstacles-la guerre, la terre, la religion, la condition, la culture- et les métamorphoseront en fraternité. Un jeune chrétien de vingt-deux ans, aristocrate, cultivé, un musulman de quarante-sept ans, illettré, de condition modeste. Deux prénoms, Christian et Mohamed. Hasard ou annonce prophétique, chacun portait le nom de « son Prophète ». Christian de Chergé deviendra le prieur du monastère de Tibhirine, l’ami Mohamed, le garde-champêtre algérien, protégera Christian des assauts des moudjahidin, pendant la guerre d’indépendance. Il le payera de sa vie. Quelque temps avant sa mort, il prononcera cette phrase : « On me demande de choisir entre mon ami et mes frères. Ce n’est pas possible. »
Devenu moine trappiste en Algérie, il faudra plus de treize ans au père Christian pour révéler la force de transformation qu’il a reçue par le don suprême que lui fit l’ami Mohamed.
C’est pour ces hommes que je me suis mise en route, je veux les connaître, lire entre les lignes d’une amitié qui transcenda tout. J’ai un autre vœu, impérieux : mettre un visage sur l’ami Mohamed, le « sans visage ».

Pierre Adrian – « Des âmes simples » (extraits)

Editions Equateurs

Des âmes simples - Pierre Adrian - Rencontres buissonnières    Cette vallée, c’est l’autre bout de mon pays. Et donc déjà le bout du monde. L’étranger. Je l’ai découverte en plein juillet, cernée par ces cols que je venais grimper un à un sur mon vélo. Marie Blanque, Somport, Aubisque par la vallée d’Ossau. La Pierre Saint-Martin et son gouffre. Un terrain de jeux pour les amateurs de l’effort solitaire, du cœur qu’on emballe. La chaleur faisait suinter l’asphalte, le soleil gouttait dans les yeux. J’avais trouvé ce monastère en point de chute. Une chambre de pèlerin où je rangeais ma machine. Et les repas avec ce frère Pierre en bout de table, entouré par ses invités, les pèlerins justement, qui fourmillent l’été vers Saint-Jacques par la voie d’Arles. Je les voyais passer, tous ces gens. S’arrêter une nuit et reprendre leur route vers un autre gîte. Mais j’étais attiré par ceux qui restaient. Ceux pour qui la vallée n’est pas un passage, mais une île. Pierre, les hommes de la vallée, les familiers du monastère…Ces insulaires étaient à leur place dans un monde qui bouge(…)

    Derrière Pierre, je pressentais une foi complète, exclusive. « Une joie indicible » : ce sont là ses mots. Ainsi, l’été de mes vingt-quatre ans, je pénétrais vraiment la vallée pour la première fois. Et puis ceci : l’hiver de ses vingt-quatre ans, en 1967, Pierre s’installait dans la vallée et devenait son curé. Je devais comprendre ces ans et ce monde qui nous séparaient.

    Car Pierre a voué son âme à celle du monastère. Ces lieux n’existent que par lui. Il s’est donné, tout entier. Il ne calcule pas, Pierre. Il ne soupèse pas. Un cardinal, un sage, un sportif de haut niveau, je ne sais pas, un héros même…Il est rare que l’un d’eux vive dans l’engagement exclusif. D’ailleurs, Pierre n’a rien d’un héros, d’un quelconque surhomme. Non, il ne surpasse pas les qualités d’un homme. Seulement, il n’a rien gardé pour lui. Il n’a rien mis de côté. Et il montre aussi ses faiblesses. Pierre me confiera sa fatigue, les doutes qui peuvent sourdre d’une trop grosse ambition. Etre à la hauteur…Mais qui l’est vraiment, pour tirer un monastère de la noyade ? (…)
En quittant la vallée pour la première fois, cet été-là, je savais déjà que je reviendrais. J’écrirais. Ce qui repousse les caméras m’attire. Ceux qui trébuchent, ceux qu’on ne voit pas. J’aime le fond de la classe. Le saccage et le sursaut, la poudrière, le foutoir, la beauté, les rêveurs : tout est au fond, chez les invisibles. Au fond des vallées. Cette leçon, je l’apprendrai aux côtés de frère Pierre. En citant Saint Paul, il me dira que la véritable sagesse n’est pas celle du monde : « Si quelqu’un pense être sage à la manière d’ici-bas, qu’il devienne fou pour être sage. »(…)
Les caméras dispersent le bruit du monde…Elles n’aiment pas la lumière parce qu’elles ne la connaissent pas. Le monde veut ce qui brille, et la lumière vraie ne brille pas. Dans la vallée, du moins, on ne la voit pas. Il faut s’arrêter, prendre le temps de chercher. Mais ici, on ne fait que passer. Une vallée est un passage. On fait étape. On ne s’y arrête pas. Et pourtant…cette lumière.

Article de Jérôme Garcin sur « Des âmes simples » de Pierre Adrian

 (L’Obs 13/4/2017)

Des âmes simples - Pierre Adrian - Rencontres buissonnières    Voici, en cette période où l’actualité semble coloniser tous les esprits, un livre parfaitement inactuel. Il est écrit, par un auteur de 25 ans, dans une prose d’un autre temps(parfois trop chargée en adjectifs et en métaphores, mais doit-on vraiment s’en plaindre?), qui a le mérite de braver, à chaque page, la famélique novlangue numérique. D’ailleurs, il nous emmène sur les contreforts d’une vallée pyrénéenne où les réseaux passent mal, dans un monastère où la vie n’est pas rythmée par les flashs de BFMTV, mais par la liturgie des laudes, des vêpres et des complies. Dans ce livre d’altitude, sur des chemins escarpés, on croise des chevriers ridés, des paysans sans foi, des zonards sans but, des pèlerins en marche vers Compostelle et des Parisiens en rupture de ban qui aspirent, comme l’auteur, à comprendre comment un prêtre peut être, du matin au soir, si près des hommes et du ciel. Frère Pierre est un moine prémontré de 75 ans. Depuis un demi-siècle, il fait office de curé pour les dix-sept églises de la vallée d’Aspe, qui s’étire jusqu’au col du Somport. Pierre Adrian, le jeune auteur de La Piste Pasolini (prix des Deux-Magots 2015), a passé un hiver avec lui, dans son prieuré de Notre-Dame de Sarrance, où l’on prie la Vierge noire et se prépare à célébrer Noël. Il a accompagné, à pied et en voiture, lors de ses tournées quotidiennes, ce « guide de l’intérieur » animé par « une joie indicible », qui baptise, confesse, donne la communion, marie, enterre, console la famille d’un suicidé, visite la nuit les insomniaques en détresse ou calme les femmes jalouses du Dieu que leur mari aime, et qu’elles ignorent. Un guide qui connaît toutes les fissures de ce Béarn montagnard et toutes les douleurs de ces «âmes simples », le plus souvent désertées par la foi. Mais rien, ni son âge ni la rugosité minérale du pays, n’arrête frère Pierre dans sa mission sacerdotale. Il répète volontiers que « croire, c’est faire le passage de l’intellect à la réalité» et qu’il faut «éprouver pour aimer».
Après avoir si bien pérégriné sur les traces rouge sang de Pasolini, le cinéaste de l’Evangile selon Saint Matthieu, Pierre Adrian se glisse, avec une troublante dévotion, dans les pas de ce moine-abbé qui porte à bout de bras un peuple abîmé et parle en béarnais, même aux animaux. Son récit profane, élargi par des paysages d’une grandiose austérité, a des accents bernanosiens. De la part d’un écrivain et «paumé du nouveau siècle», qui regrette d’appartenir à «la génération Hanouna», ce livre a même des vertus rédemptrices. Il nous dédommage de notre époque.

Jérôme Garcin – Barbara, Claire de nuit (extrait)

Gérard Philippe - Rencontres buissonnières     Contrairement aux écrivains ou aux peintres, Barbara partageait, avec les très grands comédiens et quelques illustres écuyers, l’ambition de laisser une trace immatérielle dans le cœur et la mémoire des spectateurs d’un soir, cette bouleversante cohorte de privilégiés inconsolés qui s’amenuise avec le temps. La plus précieuse mémoire est celle qui est condamnée à l’oubli. Que restera-t-il de Nuno Oliveira, maître portugais de l’art équestre, quand disparaîtra son plus fidèle et dernier disciple, Michel Henriquet ? Et que restera-t-il de Gérard Philipe, du Prince de Hombourg, du Cid, quand se seront éteints les derniers pèlerins de la cour d’honneur du palais des papes, où Jean Vilar, autre religieux du spectacle, avait interdit aux caméras de pénétrer, car on ne met pas un miracle en boîte ? Rien d’autre qu’une rumeur, un souffle improbable, une poussière d’or. Mais les films, mais Fanfan la tulipe, mais Les Grandes Manœuvres ? Allons donc, ils sont aux comédiens de théâtre ce que les disques sont à Barbara : l’image et le son déformés de ce qui s’est passé d’unique sur la scène, le lointain écho d’une fête nocturne improvisée, qui ne se reproduira plus jamais. Barbara - Rencontres buissonnièresOn peut conserver pieusement le costume de Lorenzaccio ou celui de Lili Passion, ils ne témoignent que du regret que nous éprouvons et d’une histoire révolue à laquelle nous nous accrochons comme à un cintre dérisoire. Les morts sont si tristes, dans leurs vieux habits.

               Il faut savoir oublier les objets de Barbara, qui se sont évanouis avec elle. C’est avec ses chansons qu’elle vit en nous.

Jérôme Garcin – Jacques Chauviré, dans « Les livres ont un visage »

Jaques Chauviré - Les livres ont un visage - Jérôme Garcin - Rencontres buissonnières     C’était en 1951. Jacques Chauviré, médecin généraliste à Neuville-sur-Saône, formé à une science qui, en ce temps-là, était encore une humanité, et même une philosophie, avait des amis dont l’enfant était atteint d’une scoliose. Il préconisa, avec raison, des exercices de natation en piscine. Peu de temps après, dans une crique où ses parents l’avaient conduit, le garçonnet se noya par hydrocution. Un demi-siècle plus tard, d’une voix d’ombre qui tremble dans le soir d’hiver, le vieil homme se souvient : « J’ai eu le sentiment d’être trahi. J’ai pensé qu’une telle épreuve m’interdisait désormais tout bonheur. En proie au cafard, à l’échec, à l’idée que j’étais voué, dans mon métier, à illustrer le mythe de Sisyphe, j’ai envoyé une lettre à Albert Camus. Je pensais en effet que lui seul pouvait comprendre. »

       L’auteur de La Peste, qui regrettait pour sa part de n’avoir pas été médecin, lui répondit aussitôt et lui conseilla d’écrire. Les deux hommes révoltés devinrent des amis, ils échangèrent une belle correspondance où il est question du bien et du mal, de la foi et du néant, de la souffrance humaine et du difficile métier d’exister. Jacques Chauviré commença alors à tenir son Journal d’un médecin de campagne, qu’il ne consentit à publier qu’au soir de sa vie. Entre l’observation clinique de la souffrance, le relevé méthodique de la misère, le spectacle inadmissible de la mort et, a contrario, l’immémoriale beauté des paysages traversés, il n’est jamais en paix (…) Catholique et croyant, il se demande où loge l’âme dans les corps brisés, quelles sont les frontières exactes de la condition humaine, et si « le Christ a souffert d’angoisse. » (…) Le soir, après avoir fait le tour des fermes isolées, des lits défaits et des douleurs inexprimées, l’inconsolable docteur lit Vie de Jésus de Mauriac, Les Cantiques spirituels de Saint Jean de la Croix, les conférences de Lacordaire, de Claudel et de Simone Weil. Il prie comme on appelle au secours (…)

       Le 4 octobre 1954, Albert Camus confiait dans une lettre à Jacques Chauviré: « Nous sommes tous à la recherche d’un fleuve nourricier, d’une source ancienne et première. Nous devons vivre pour et à cause de ces instants. Les partager, voilà notre seule générosité possible, la seule vertu que je connaisse. »

       Neuville-sur-Saône, 2 avril 2005.

       Ce fut, ce samedi-là, ma dernière visite à Jacques Chauviré. J’étais venu m’entretenir avec lui pour France Culture. Il avait encore maigri, respirait mal, pleurait discrètement des larmes d’épuisement. Les rideaux avaient été tirés pour empêcher la lumière éclatante de pénétrer dans son petit appartement. Trois heures durant, il me fit le cadeau d’une ultime et testamentaire conversation. D’avoir soigné les malades pendant quarante ans à Neuville-sur-Saône ne l’avait jamais accoutumé à la souffrance ; la sienne seule semblait négligeable à cette âme chrétienne.

De même préférait-il parler du théâtre de Racine, des Mémoires de Saint-Simon et des poèmes de Rimbaud que de ses propres romans. Lorsque le soir tomba, je lui dis au revoir, il me prit les mains et les serra très fort, en signe de jamais plus. Le lundi matin, 4 avril, l’un de ses fils retrouva Jacques Chauviré couché dans l’entrée. Il avait enfin retrouvé le vert paradis de ses amours enfantines et sa chère Elisa…

       « Lorsque mon frère aîné et moi-même l’avons lavé et vêtu pour la dernière fois, il était tiède encore, j’ai noué sous son col la cravate qu’il avait choisie dès cinq heures du matin pour vous recevoir », m’écrivit sa fille.

       Il est enterré, parmi les siens, au cimetière de Genay.

Jérôme Garcin – Bleus horizons (extrait)

       Le 8 septembre 1914, Jean reçut sa feuille de route. Il la baisa, la caressa, la respira. Il pleura aussi, mais de joie en lisant et relisant sa convocation. Car il était attendu, deux jours plus tard, à la caserne de Libourne où il partit avec cette ferveur que mettent les pèlerins à rejoindre Saint-Jacques-de-Compostelle, cette naïveté des enfants qui rentrent chez eux après des vacances en colonie. Le garçon que je rencontrai pour la première fois était heureux et si plein d’idéal qu’on l’eût dit inconscient du danger. Il ressemblait plus à un chevalier des croisades qu’à un soldat et attribuait à la protection de Dieu son invincibilité. Pourtant, il n’avait plus que deux mois à vivre. C’est quoi, deux mois ? Huit semaines, soixante jours, une broutille, un coup de vent, le temps d’un soupir, une éternité.

Jérôme Garcin – Le Voyant (extrait)

       Le 3 mai 1932, comme chaque matin, Jacques se rend, cartable sur le dos, lunettes aux verres incassables sur le nez, à l’école communale, située au 4 de la rue Cler, entre les Invalides et le Champ-de-Mars. Il traverse seul l’avenue Bosquet, enfile la rue Saint-Dominique et retrouve ses copains sous le porche, où l’on s’échange des images et des osselets. Il fait déjà beau, le printemps déborde, il inonde la classe. La leçon de calcul succède aux exercices de grammaire. A dix heures, la sonnerie annonce la récréation.

On se lève d’un bond. On se bouscule, se nargue, se défie-pour jouer, sans mesurer sa force. Par-derrière, un élève, en trébuchant, pousse Jacques, dont la tête heurte violemment un pupitre en bois blond maculé d’encre. Une branche de ses lunettes perce l’œil droit et l’arrache. La douleur est atroce. Tous les enfants crient. Alertés, les professeurs se précipitent. Le visage en sang, Jacques hurle : « Mes yeux ! Où sont mes yeux ? » Il vient de les perdre à jamais. En ce jour d’azur, de lilas et de muguet, il entre dans l’obscurité où seuls, désormais, les parfums, les sons et les formes auront des couleurs (…)

« J’étais atteint de cécité totale, écrira-t-il, longtemps après. J’avais été à deux pouces de la mort par méningite. J’étais aveugle : on me le dit aussitôt. Je fus à peine déçu. Je ne le crus pas vraiment. Je ne le crois pas encore. On me dit que j’étais aveugle : je n’en fis pas l’expérience. J’étais aveugle pour les autres. Moi, je l’ignorais, et je l’ai toujours ignoré, sinon par concession envers eux. ». Plus tard, il dira : « Je ne voyais plus avec les yeux de mon corps, je voyais avec les yeux de mon âme. »

Jérôme Garcin – Extraits de « La chute de cheval » et d’ « Olivier »

La chute de cheval

     Mon père est mort d’une chute de cheval le samedi 21 avril 1973, veille de Pâques, dans l’insoucieuse et très civilisée forêt de Rambouillet. Il avait quarante-cinq ans, j’allais en avoir dix-sept. Nous ne vieillirons pas ensemble.

Olivier

      Que reste-t-il de toi, qui ne t’es jamais posé, qui n’a pas su ce que croître veut dire, qui n’as pas eu le privilège de te retourner sur le chemin parcouru, qui n’as pas connu le poids infini des regrets et des remords, qui as si peu existé, à peine six années, un petit et fugitif nuage de poussière blanche, un vol de papillon égaré, un éclair de chaleur au-dessus des arbres centenaires ? Des photos en noir et blanc où tu ris à l’objectif qui tente de fixer ta merveilleuse évanescence ; des films en super-8 où tu cours trop vite, sans souci du danger, et que je ne regarde pas en boucle sans frémir ; une longue ride, qui ressemble à un ruisseau d’après l’orage, sur le beau et italien visage de notre mère ; une pierre blanche dans un cimetière de Seine-et-Marne, au bout de la longue route où un chauffard t’a renversé et projeté si haut en l’air qu’on eût dit que tu ne retomberais jamais ; l’image déchirée, déchirante, de ce drame qui n’en finit pas de me hanter ; ce tout petit tombeau de papier, encore plus léger que toi, que sans doute je ne relirai jamais, que j’ai sans doute écrit afin que ton prénom soit un jour imprimé, en capitales rouges, sur une couverture blanche ; et un vide en moi, où tout résonne, dont je ne parviens pas à mesurer ni la profondeur ni la largeur, mais qui semble grandir avec le temps, inéluctablement.

Après moi, de toi, il n’y aura plus rien. Vouloir te prolonger aura été une illusion.

********

     Je crois à la secrète communion de tous ceux qui ont perdu un être chéri, plus particulièrement un enfant, et que relie une abondante littérature de l’infortune. Elle repose sur une illusion capitale : chaque expérience du deuil est unique, irréductible, en apparence incomparable, et pourtant, dès qu’elle est couchée sur le papier, elle devient universelle, chacun de nous peut s’y reconnaître. On y lit ce qu’on a le sentiment d’avoir soi-même écrit.

   Il fut un temps où, dans mes chroniques, je me moquais volontiers des essais d’un jeune professeur de littérature d’origine britannique qui enseignait en France et se piquait de modernité(…) Et puis un jour de 1997, je reçus de lui un livre intitulé L’Enfant éternel. Il y relatait l’agonie de sa fille, Pauline, terrassée à quatre ans par un cancer.

    Au retour de ses dernières vacances à la montagne, alors qu’il neigeait sur Paris, la petite s’était plainte d’une douleur intense au bras gauche, entre l’épaule et le coude. Une biopsie avait révélé la présence d’une tumeur. Le martyre de l’enfant allait durer seize mois. Philippe Forest était âgé de trente-quatre ans. Rien ne l’avait préparé à ce calvaire.

Didier Mény – Père veilleur (extrait de « Tristan »)

       Ce matin, je suis retourné près des rails. J’ai ramassé trois pierres de granite sur le ballast. J’irai les déposer sur ta tombe. Les coquelicots étaient encore en fleur.

       Je suis ta mémoire, toi qui m’as précédé. Je suis ta mémoire et ton héritier. Et j’arrose les fleurs. Et je remplace lorsqu’il se brise le fil noir que j’ai noué autour de ta chaîne qui maintenant entoure mon cou.

       Je veillais naguère sur la fragilité de ta vie. Je veille aujourd’hui sur celle de ta mort.

       Dors. Laisse-moi fouiller dans tes cheveux. Dans l’odeur de tes cheveux d’enfant. Dans l’enfance de ton odeur. Dors. Laisse mes lèvres sur tes mains. Tes doigts. Dors. Laisse mes larmes laver sur ton corps les traces de la mort. Les chairs bleues de la violence. Les griffes de l’acier. Dors. Laisse mes larmes couler sur ta peau. Dors. N’écoute plus les cris, cache-toi des tristesses. Dors. Glisse sur les rêves de neige, ne quitte plus tes amis, aime aussi fort que tu veux. Dors. Ferme tes yeux sur l’ombre pâle des matins et remonte le drap sur le froid qui s’annonce. Dors. Laisse ton corps rêver et ton esprit courir. Tu n’as plus mal et la Terre a cessé d’être ronde : tu ne reviendras plus sur les pas du malheur. Dors. Le jour vient, la ville est encore soulignée de blanc, de rouge, de bleu. Un matin d’écharpe se lève sur un jour sans étoiles.

       Dors.

       Dors jusqu’au bout du monde.

       Je veille.

Didier Mény – Mère, gypaète (extrait de « Tristan »)

Mère gypaète - Didier Mény - Rencontres buissonnièresJ’ai mal dans mon corps et dans mon cœur sur le sentier qui monte au col. Mais je n’aurai jamais aussi mal que toi dont la souffrance fut insupportable. Puisque je supporte de vivre, je n’ai pas aussi mal que toi (…)

Le col. Etroit, serré entre les falaises qui nous séparent des sommets. S’asseoir, reprendre son souffle. Une ombre passe sur la pierre, trace noire d’un grand oiseau. La trace d’abord. Je lève les yeux vers le ciel où tournoie un gypaète, plus haut que nos têtes et que nos petitesses, que l’herbe dure et que le granite gris. L. pleure. Elle dit que c’est toi. Que tu es devenu un grand oiseau. Un grand oiseau libre qui joue avec les ascendances. L. a décidé -a-t-elle décidé ?- de croire aux signes.

       Quelques jours plus tard, le dernier jour avant le retour dans la vallée des hommes, le grand oiseau est repassé au-dessus de nous, de l’herbe dure et du granite. Pour nous saluer ?