Didier Mény – Tombe, lieux de présence (extrait de « Tristan »)

       Tout à l’heure, comme chaque fois, j’ai caressé du bout des doigts sur ta tombe les lettres de ton prénom, humides des pluies de la nuit. L’eau du T, l’eau du R, l’eau du I, jusqu’au N. Et j’ai porté à ma bouche cette humidité sacrée pleine de toi, de notre amour. C’était tout à l’heure, c’était hier et le mois dernier.

Je ne suis pas guéri. 

       Tu es sous le soleil qui brûle et dans l’eau qui apaise, dans la sueur fraîche sous le vent d’un sentier d’alpage. Tu es entre mes bras, sous ma tête. Tu es le sel de mes larmes et le cri de ma colère. Tu es la nuit des baisers volés, tu es la nuit sous la lune et les étoiles, tu es la musique. Et je ne veux pas que tu sois mort, ta mort est trop longue.

       On ne peut pas parler de son fils mort. Pas avec des mots qui sortent de la bouche. On ne peut pas entendre son nom. Il faut l’encre ou les larmes pour tracer le nom du fils mort. Il faut que tu t ‘écoules, que tu glisses sur la page ou sur la joue.

Tu es indicible. Sous la langue et sur l’icône, au fond des yeux ou au creux de l’oreille : l’enfer où tu m’attires, où je te retrouve sans te rejoindre.

Aujourd’hui, il a plu sur ta tombe et l’eau a glissé sur la pierre blanche. J’ai envie de ta peau et de tes yeux ouverts.

Didier Mény – Joseph Père (extrait de « Tristan »)

       Où étais-tu Joseph quand il a été arrêté ? Nul ne parle de toi. Où étais-tu Joseph quand ils l’ont enchaîné, frappé, insulté. Où étais-tu ce jour de crachats et d’épines au front et de paumes clouées, Joseph ? Quand on déchira sa tunique.

Et il criait pour appeler un père qui n’était pas toi lui qui croyait si fort à d’autres mondes. Où étais-tu quand il eut peur et mal. Si mal, si peur. Et son corps gisant l’as-tu pris dans tes bras ? Où sont-elles les statues où tu regardes en pleurant son corps sur tes genoux, sa tête renversée, ses yeux clos ? Dans quelles nefs d’église ?

Didier Mény – Le Caravage

Extraits de « Tristan »

Didier Mény - Rencontres buissonnières(p. 33)

Marie savait. La Marie de Le Caravage savait. Son bras enveloppe le corps de l’enfant, sa main est posée sur la fesse et la hanche et sa joue sur la joue. Marie regarde le monde derrière le miroir de nos yeux. Le regard qui nous fixe voit plus loin que l’instant de la douceur de l’étreinte. Il voit la Passion, le chemin monte vers la colline et le sang et les clous et le bois. Dans les yeux de Marie, l’histoire est écrite. Il ne manque que les larmes. Et Joseph. Et la protection de ses bras autour de la mère et l’enfant. Mais la tête baissée qui masque le regard. Mais Joseph dans l’ombre. Résigné déjà ?

Dieu, pourquoi les as-tu abandonnés ?

(p. 105 – 106)

Où étais-tu Joseph quand il a été arrêté ? Nul ne parle de toi. Où étais-tu Joseph quand ils l’ont enchaîné, frappé, insulté. Où étais-tu ce jour de crachats et d’épines au front et de paumes clouées, Joseph ? Quand on déchira sa tunique.

Et il criait pour appeler un père qui n’était pas toi lui qui croyait si fort à d’autres mondes. Où étais-tu quand il eut peur et mal. Si mal, si peur. Et son corps gisant l’as-tu pris dans tes bras ? Où sont-elles les statues où tu regardes en pleurant son corps sur tes genoux, sa tête renversée, ses yeux clos ? Dans quelles nefs d’église ? Père de douleur, à toi aussi il a pris le fils. Mais tu étais mort.

Didier Mény – Manèges et tympans

Extrait de « Tristan » (p.42 – 43)

Didier Mény - Tristan - Rencontres buissonnièresAu tympan des églises souvent un Christ en gloire sépare le ciel figé des élus hiératiques de l’enfer où la souffrance et la peur animent les damnés. Je sais désormais que l’enfer est un regard sans paupières fixé sur la vie des morts. Un petit garçon marche autour du manège arrêté. Il n’a pas de ticket, il monte dans une nacelle qu’un volant fait tourner sur elle-même. Et le manège s’ébranle et l’enfant sans ticket tourne deux fois, apeuré d’abord puis confiant. Il tourne sur lui-même et dans l’arche heureuse du petit théâtre rotatif, où il n’y a ni saints ni diables. Dans le monde d’à côté, sur le pavé de la place, sur la terre qui tourne aussi, des mères sourient, les yeux pleins de lumière. Savent-elles que parfois, entraînées par des forces ignorées, leurs enfants, élus ou damnés, quitteront le manège qui se meut pour les tympans de pierre ?

Didier Mény - Tristan - Recontres buissonnières

Anne Le Maître « Les bonheurs de l’aquarelle »

Petite invitation à la peinture vagabonde

Les bonheurs de l'aquarelle - Anne Le Maitre - Rencontres buissonnieres            Pour moi comme pour tous ceux qui ne partent jamais en randonnée ou en voyage sans avoir glissé au préalable dans leur bagage un bloc de papier, un crayon et quelques tubes de couleur, la peinture vagabonde – cette façon d’aller à la rencontre du réel un pinceau à la main – est plus qu’une activité : un mode de vie.

            Le chemin, c’est ce qui transporte à travers le temps aussi bien qu’à travers l’espace-temps long de l’histoire ou temps béni de l’enfance, quand septembre avait le goût des poires mûries au soleil. Et ceci, surtout : le chemin, c’est la maison. On y marche, bien sûr. Mais on y mange aussi. On s’y assoupit pour une sieste heureuse à l’ombre d’un pin. Enfant, on y a fait ses devoirs en surveillant du coin de l’oeil la flaque d’eau la plus proche et sa population de têtards. Les années passent. Devenue adulte, un jour, on se souvient du poids du cahier sur les genoux, de la blancheur aveuglante du papier quand le soleil y danse. Alors on attrape un carnet, un crayon et comme un enfant, on apprend. On apprend les rondeurs d’une colline et la couleur des feuilles ; on apprend l’ombre du lézard et la course du vent. On a troqué le stylo contre un pinceau chargé d’eau et de bleu avec lequel on tente de saisir dans un même trait la légèreté du ciel et celle de l’enfance. On pourrait aussi bien se trouver à la table de la cuisine, achevant un devoir sous la lampe, ou à son bureau, mettant la dernière touche à un travail tandis que la pluie bat les vitres. On lève la tête, on observe pour la centième fois en dix minutes la façon dont ce saule se penche sur la mare et on se dit que rien n’a changé : le chemin, c’est la maison.

                Partir avec un carnet de croquis, c’est s’en remettre aux choses pour déterminer le rythme même de sa progression, la durée des arrêts et la fréquence des pauses. Une chapelle ou un chardon, un petit âne à l’abreuvoir, un cornouiller chargé de fruits : tout peut décider du moment où il va ralentir, poser son sac et sortir un bout de papier. La durée même de sa pause méridienne finira par dépendre de la prestesse avec laquelle il capturera la rondeur écarlate d’une pomme avant de croquer dedans- et s’il y ajoute le plaisir d’une sieste, ce sera encore parce que le temps suspendu du dessin l’aura invité à l’abandon. Se dépouiller un peu plus. S’ouvrir. Il lui faudra garder le cœur disponible s’il veut être capable d’entendre l’appel de ce qui l’entoure. Et sa façon de voyager changera.

            Chardons - Anne Le Maitre - Rencontres buissonnièresSeul le temps de la marche me semblait offrir une chance de moissonner les merveilles que recèlent ces quelques dizaines de kilomètres. J’ai dessiné, donc, et moissonné(…) Je me suis fait une foulure et des amis…

            A chaque fois que mon pas se pressait, il y avait quelque chose-un moineau, une rivière ou une abbaye classée au patrimoine mondial de l’humanité- pour me retenir, me ralentir et me dire : regarde, sens, écoute. Dessine. J’ai bien consacré dix minutes à croquer un pissenlit en contrebas de Taizé – combien de temps lui avait-il fallu pour pousser ? Alors qu’il ne m’aurait pas fallu une seconde pour prendre une photo.

            L’instantané photographique, apte à tout capter du monde en un centième de seconde, ne remplacera jamais le temps long du dessin qui dans ses traits emprisonne, en même temps que ce jardin explosant de rosiers, les trente minutes passées à le dessiner, un peu du mois de juin, une fraction de l’histoire du monde, une demi-heure de la vie baignée dans le parfum des roses. De la même façon, j’écris d’abord ce livre à la main, en longs sillages d’encre sur la page blanche. Ce qui impose à ma pensée un rythme particulier (au clavier jécrirais plus vite) et me permet de la mieux saisir dans son ensemble : à gauche de mon bureau s’empilent les feuillets déjà rédigés, matérialisant de façon instructive et satisfaisante l’avancée de mon travail. Et puis, pourquoi le nier, il y a aussi le plaisir sensuel de l’écriture ; je choisis toujours avec gourmandise ces gros feutres noirs qui glissent si bien sur la feuille blanche. Parfois, je continue d’écrire sans plus rien avoir à dire, pour le pur plaisir de la sensation.

            Assieds-toi.

            Regarde.

            Attends.

            Surtout, prenons le temps que les choses adviennent : il en advient tellement.

            J’étais absorbée dans un délicat mélange d’ocre et de vermillon quand deux enfants survinrent, perchés sur des vélos trop grands pour eux, qui s’enquirent gravement de ce que je faisais sur ce banc, de si j’étais perdue, et pourquoi mon sac avait l’air si lourd. Nous discutâmes chèvrefeuille, dessin et marche à pied dix bonnes minutes avant que le garçonnet – je me souviens qu’il s’appelait Maxime- ne conclue que tout ceci était étrange mais que chacun faisait bien à sa guise, et ne tire de sa poche un gâteau sec un peu poussiéreux qu’il me tendit avec un sourire anxieux. A son grand soulagement, je déclinai l’offre : c’était là son quatre-heures, voyez-vous, et il n’avait que deux biscuits.

            Le dessin fut raté mais qu’importe ? Il y avait pour moi, ce jour-là sur la route, un petit garçon de 6 ans prêt à partager son goûter.

Anne Le Maitre - Rencontres buissonnières            La première fois que j’ai touché aux petits godets colorés d’une boîte d’aquarelle, il y a fort longtemps, le jour où, le cœur battant, j’ai ouvert sur ma table un manuel du style « J’apprends l’aquarelle en dix leçons », je me suis lancée dans la réalisation d’une marine. Quinze centimètres de ciel, trois autres centimètres pour la mer et entre les deux, pour donner l’échelle, le triangle rouge d’une voile. Suivant minutieusement les instructions du livre, j’ai humecté ma feuille sur toute sa surface, préalable indispensable à la réalisation d’un lavis. Puis, avec la pointe un peu tremblante d’un pinceau, j’ai déposé quelques touches d’indigo à l’angle gauche, un mélange de brun de garance et de sienne brûlée en dessous, pour finir tout en bas par deux bandes de bleu de Prusse…Et j’ai vu naître sous mes yeux un ciel chargé d’orage, un soleil que voilaient les nuages et des flots gonflés de colère. C’était miraculeux. Par le jeu de l’eau libre et des pigments, tout un paysage naissait sous mes yeux, tout un monde dont j’étais le démiurge, le dieu créateur, capable d’un trait sombre de précipiter la chute des anges ou, grâce à une gouttelette d’eau tombée de mon petit doigt, d’ajouter à l’horizon la promesse d’une éclaircie.

            Savourer la porte entrebâillée, l’osmose d’un instant établie entre le reste du monde et moi. Sur ma feuille ouverte comme une paume, un peu du réel vient se poser. Chut ! Le bruit même d’une pensée l’effaroucherait, et c’en serait fini de la rencontre.

            J’ai toujours été frappée par le fait qu’il y a dans l’aquarelle quelque chose qui s’approche de l’expérience du zen. Une façon concentrée de faire silence, de se laisser emplir par les choses, de délaisser le sentiment au profit de la sensation. Ce n’est plus moi qui regarde la fleur, c’est la fleur qui pousse en moi ses feuilles et ses pétales(…) Des carmels aux chartreuses, des temples tibétains aux ashrams indiens, toutes les grandes spiritualités invitent à rejoindre cet état de vacance de l’âme dans le silence de laquelle la présence divine a une chance de se révéler. Ou le nirvana, c’est selon.

            Le dessin, pour humble ou maladroit qu’il soit parfois, nous redonne ce que la photographie a trop souvent fait oublier : l’affirmation de l’existence d’un regard. Il n’est que d’aller rôder au rayon « carnets de voyage » d’une librairie pour découvrir trente-six Afrique, dix-huit Italie et quinze routes de la soie dont chacune n’appartient qu’à celui ou celle qui l’a parcourue. Je ne suis pas le monde, dit le dessin, j’en suis une vision.

            S’il est un art, le carnet de voyage est l’art de l’humilité.

            Le voyage, de toute façon, rend humble. Vous quittez vos habitudes, votre tribu, votre territoire. Vous vous perdez faute de cartes  ou parce que vous êtes incapable de déchiffrer l’alphabet dans lequel sont rédigés les panneaux(…)Vous devenez le meilleur ami des chiens errants, des enfants et des simples d’esprit. Rien de mieux qu’un crayon et une feuille quand les autres ne vous comprennent pas. J’ai le souvenir d’un après-midi passé à dessiner tous les animaux de la jungle pour une petite fille norvégienne qui rêvait d’être un tigre(…) Tandis qu’elle m’apportait l’une après l’autre toutes les figurines en plastique de sa caisse de jouets pour que j’en fasse le portrait, nous avons eu ce long échange au-dessus de la feuille, ponctué de murmures appréciateurs et d’éclats de rire. Les mots ne sont pas toujours nécessaires. Quand un aviateur perdu au milieu du désert dessine « une caisse avec trois trous d’aération », il se trouve toujours un Petit Prince pour voir le mouton qui dort à l’intérieur.

Anne Le Maitre - Rencontres buissonnières            Le silence rend possible bien des rencontres(…) Un midi, je m’étais arrêtée dans un bois au-dessus de Mâcon. Je venais de découvrir sur une souche un merveilleux insecte noir et bleu ciel : un Acanthocinus oedilis, la Joconde des insectes, un défi lancé à mon sens de l’observation. Je ne faisais pas un bruit, mis à part peut-être quelques crissements du crayon sur le papier. J’ai été dérangée par un craquement incongru. A 5 mètres de moi dans la clairière, un jeune chevreuil déjeunait de feuilles de châtaignier. Il ne m’avait pas vue, ou, s’il l’avait fait, il avait considéré que ma personne ne valait pas une course éperdue dans les fourrés par 30°C à l’ombre. Il est resté là un moment, mâchonnant d’un air amical. Pour un peu, il serait venu regarder par-dessus mon épaule et m’aurait donné son avis : les chevreuils sont des bêtes très curieuses.  Comme avec celle du gros homme d’Aumont-Aubrac, comme celle du petit Maxime sur son vélo ou celle du pissenlit au bord du chemin, nos vies se sont croisées dans cette clairière, durant une dizaine de minutes. Là-bas, du côté de la Saône, je sais une forêt qui abrite un chevreuil avec lequel j’ai tissé des liens personnels ; elle n’en est que plus belle.

            Alors être soi-même, véritablement soi-même, uniquement et humblement soi-même, serait-ce la recette du dessin et du voyage réussis ? Qui sait ?

            L’artisanat du trait opposé à l’industrie photographique atteste qu’ici du moins, du temps a été pris, un hommage a été rendu. On frôlerait le sacré, alors- de celui qui passe son temps à quelque chose ne dit-on pas qu’il s’y consacre ? Manière de réconfort pour ceux qui, n’ayant pas la possiblilité, la chance ou le cran de s’en aller tout simplement contempler le monde, se trouvent apaisés de savoir que d’aucuns ont pris cette peine(…)

            Et voici qu’un nouveau personnage entre en scène.

            Le lecteur.

            Spectateur à son tour, empruntant les lunettes d’un autre, contemplateur de la contemplation d’autrui, ce voyageur au carré, tout immobile qu’il est, maraude dans les vergers du voleur de pommes. Qui est-il ? Qu’en sera-t-il de cette nouvelle histoire engagée entre l’auteur et lui(avec le voyage comme prétexte), entre le paysage et lui(avec l’auteur comme entremetteur) ? S’il est vrai que le bonheur de la peinture vagabonde est de permettre la rencontre, en voici bien une autre. C’est comme un jeu d’échos multiples. Le lecteur, c’est celui qui prend le temps de l’écoute, de la contemplation. C’est celui qui s’assied au bord de la page comme un autre s’est naguère posé au bord de la route. Qui s’oublie pour une heure et lui laisse la parole. Dans cette épreuve olympique qu’est la course de relais, le bâton que se transmettent les coureurs est appelé le témoin. Encore une merveille de la langue française : à croire que ce simple bout de bois est là pour garder trace de l’effort des précédents, de leur sueur, de leur concentration. Le carnet sera peut-être ce témoin que l’on passe à d’autres, à charge pour eux, s’ils le souhaitent, de continuer le voyage(…)

            Et si jamais la rencontre se produit avec un lecteur ? Cela viendra comme un cadeau de plus, qui parfera le voyage. Une bénédiction supplémentaire sur la route, aussi belle, aussi simple que la rencontre d’un aquarelliste et d’un pissenlit.

            Mes dessins ne seront rien de plus que cette herbe au bord du chemin.

Albert Camus

Le premier homme

Albert Camus - Rencontres buissonnières            Celui-là n’avait pas connu son père, mais il lui en parlait souvent sous une forme un peu mythologique, et, dans tous les cas, à un moment précis, il avait su remplacer ce père. C’est pourquoi Jacques ne l’avait jamais oublié, comme si, n’ayant jamais éprouvé réellement l’absence d’un père qu’il n’avait pas connu, il avait reconnu cependant inconsciemment, étant enfant d’abord, puis tout au long de sa vie, le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fût intervenu dans sa vie d’enfance. Car Monsieur Bernard, son instituteur de la classe du certificat d’études, avait pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant dont il avait la charge, et il l’avait modifié en effet(…)

            Ensuite c’était la classe. Avec M. Bernard, cette classe était constamment intéressante pour la simple raison qu’il aimait passionnément son métier. Au-dehors, le soleil pouvait hurler sur les murs fauves pendant que la chaleur crépitait dans la salle elle-même pourtant plongée dans l’ombre des stores à grosses rayures jaunes et blanches. La pluie pouvait aussi bien tomber comme elle le fait en Algérie, en cataractes interminables, faisant de la rue un puits sombre et humide, la classe était à peine distraite. Seules les mouches par temps d’orage détournaient parfois l’attention des enfants. Elles étaient capturées et atterrissaient dans les encriers, où elles commençaient une mort hideuse, noyées dans les boues violettes qui emplissaient les petits encriers de porcelaine à tronc conique qu’on fichait dans les trous de la table. Mais la méthode de M. Bernard, qui consistait à ne rien céder sur la conduite et à rendre au contraire vivant et amusant son enseignement, triomphait même des mouches. Il savait toujours tirer au bon moment de son armoire aux trésors la collection de minéraux, l’herbier, les papillons et les insectes naturalisés, les cartes ou…qui réveillaient l’intérêt fléchissant de ses élèves. Il était le seul dans l’école à avoir obtenu une lanterne magique et, deux fois par mois, il faisait des projections sur des sujets d’histoire naturelle ou de géographie. En arithmétique, il avait institué un concours de calcul mental qui forçait l’élève à la rapidité d’esprit. Il lançait à la classe, où tous devaient avoir les bras croisés, les termes d’une division, d’une multiplication ou parfois d’une addition un peu compliquée. Combien font 1267+691. Le premier qui donnait le résultat juste était crédité d’un bon point à valoir sur le classement mensuel. Pour le reste, il utilisait les manuels avec compétence et précision…Les manuels étaient toujours ceux qui étaient en usage dans la métropole. Et ces enfants qui ne connaissaient que le sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages et la mer en flammes sous le soleil, lisaient avec application, faisant sonner les virgules et les points, des récits pour eux mythiques où des enfants à bonnet et cache-nez de laine, les pieds chaussés de sabots, rentraient chez eux dans le froid glacé en traînant des fagots sur des chemins couverts de neige, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent le toit enneigé de la maison où la cheminée qui fumait leur faisait savoir que la soupe aux pois cuisait dans l’âtre. Pour Jacques, ces récits étaient l’exotisme même. Il en rêvait, peuplait ses rédactions de descriptions d’un monde qu’il n’avait jamais vu, et ne cessait de questionner sa grand-mère sur une chute de neige qui avait eu lieu pendant une heure vingt ans auparavant sur la région d’Alger. Ces récits faisaient partie pour lui de la puissante poésie de l’école, qui s’alimentait aussi de l’odeur de vernis des règles et des plumiers, de la saveur délicieuse de la bretelle de son cartable qu’il mâchouillait longuement en peinant sur son travail, de l’odeur amère et rêche de l’encre violette, surtout lorsque son tour était venu d’emplir les encriers avec une énorme bouteille sombre dans le bouchon duquel un tube de verre coudé était enfoncé, et Jacques reniflait avec bonheur l’orifice du tube, du doux contact des pages lisses et glacées de certains livres, d’où montait aussi une bonne odeur d’imprimerie et de colle, et, les jours de pluie enfin, de cette odeur de laine mouillée qui montait des cabans de laine au fond de la salle et qui était comme la préfiguration de cet univers édénique où les enfants en sabots et en bonnet de laine couraient à travers la neige vers la maison chaude.

            Seule l’école donnait à Jacques et à Pierre ces joies. Et sans doute ce qu’ils aimaient si passionnément en elle, c’est ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, comme refermée sur elle-même; la misère est une forteresse sans pont-levis(…)

            Non, l’école ne leur fournissait pas seulement une évasion à la vie de famille. Dans la classe de M. Bernard du moins, elle nourrissait en eux une faim plus essentielle encore à l’enfant qu’à l’homme et qui est la faim de la découverte. Dans les autres classes, on leur apprenait sans doute beaucoup de choses, mais un peu comme on gave les oies. On leur présentait une nourriture toute faite en les priant de vouloir bien l’avaler. Dans la classe de M. Germain, pour la première fois ils sentaient qu’ils existaient et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde. Et même leur maître ne se vouait pas seulement à leur apprendre ce qu’il était payé pour leur enseigner, il les accueillait avec simplicité dans sa vie personnelle, il la vivait avec eux, leur racontant son enfance et l’histoire d’enfants qu’il avait connus, leur exposait ses points de vue, non point ses idées, car il était par exemple anticlérical comme beaucoup de ses confrères et n’avait jamais en classe un seul mot contre la religion, ni contre rien de ce qui pouvait être l’objet d’un choix ou d’une conviction, mais il n’en condamnait qu’avec plus de force ce qui ne souffrait pas de discussion, le vol, la délation, l’indélicatesse, la malpropreté.

            Mais surtout il leur parlait de la guerre encore toute proche et qu’il avait faite pendant quatre ans, des souffrances des soldats, de leur courage, de leur patience et du bonheur de l’armistice. A la fin de chaque trimestre, avant de les renvoyer en vacances, et de temps en temps, quand l’emploi du temps le lui permettait, il avait pris l’habitude de leur lire de longs extraits des Croix de bois de Dorgelès. Pour Jacques, ces lectures lui ouvraient encore les portes de l’exotisme, mais d’un exotisme où la peur et le malheur rôdaient, bien qu’il ne fît jamais de rapprochement, sinon théorique, avec le père qu’il n’avait pas connu. Il écoutait seulement avec tout son cœur une histoire que son maître lisait avec tout son cœur et qui lui parlait à nouveau de la neige et de son cher hiver, mais aussi d’hommes singuliers, vêtus de lourdes étoffes raidies par la boue, qui parlaient un étrange langage, et vivaient dans des trous sous un plafond d’obus, de fusées et de balles. Lui et Pierre attendaient chaque lecture avec une impatience chaque fois plus grande.

 

Sevim Riedinger

Le monde secret de l’enfant

Sevim Riedinger - Rencontres buissonnièresL’enfant naît dans le sacré. Il sort de l’invisible, porteur de cette expérience unique, celle de l’unité primordiale qu’évoquent tous les grands mystiques. Retrouver au fond de soi l’esprit d’enfance. Non pas la dépendance infantile, mais cette force poétique qui entretient notre capacité d’émerveillement et d’ouverture au monde. La cultiver, comme une plante qu’on arrose, permet de mieux résister, et transformer, les épreuves de la vie.

On sait aujourd’hui que l’homme est appelé à vivre de plus en plus âgé. Comme le constate Marie de Hennezel, les grands vieillards qui plongent dans l’esprit d’enfance retrouvent ainsi leur souffle. Entretenir ce lien avec notre enfant intérieur sera d’une aide inestimable pour traverser la vie. Le petit enfant et le grand vieillard tiennent chacun un bout du fil.

Carnets Nord, Editions Montparnasse

Gaston Bachelard

Gaston Bachelard - Rencontres buissonnièresPar certains de ses traits, l’enfance dure toute la vie. Il faut vivre avec l’enfant qu’on a été. On en reçoit une conscience de racine. Tout l’arbre de l’être s’en réconforte. Les poètes nous aideront à retrouver en nous cette enfance vivante, cette enfance permanente, durable, immobile.

Quels bienfaits nous apportent les nouveaux livres ! Je voudrais que chaque jour me tombent du ciel à pleine corbeille les livres qui disent la jeunesse des images. Ce prodige est facile. Car là-haut, au ciel, le paradis n’est-il pas une immense bibliothèque ?

Ces solitudes premières, ces solitudes d’enfant laissent, dans certaines âmes, des marques ineffaçables. Toute la vie est sensibilisée pour la rêverie poétique, pour une rêverie qui sait le prix de la solitude. L’enfance connaît le malheur par les hommes. En la solitude, il peut détendre ses peines. L’enfant se sent fils du cosmos quand le monde humain lui laisse la paix. Et c’est ainsi que dans ses solitudes, dès qu’il est maître de ses rêveries, l’enfant connaît le bonheur de rêver qui sera plus tard le bonheur des poètes.

Quand il rêvait dans sa solitude, l’enfant connaissait une existence sans limite. Sa rêverie n’était pas simplement une rêverie de fuite. C’était une rêverie d’essor.

Un excès d’enfance est un germe de poème.

Il y a communication entre un poète de l’enfance et son lecteur par l’intermédiaire de l’enfance qui dure en nous.

Nos solitudes d’enfant nous ont donné les immensités primitives. La rêverie vers l’enfance nous rend à la beauté des images premières.

L’enfance coule de tant de sources qu’il serait aussi vain d’en faire la géographie que d’en faire l’histoire.

Les saisons de l’enfance sont des saisons de poète.

Toute enfance est fabuleuse, naturellement fabuleuse. C’est dans sa propre rêverie que l’enfant trouve ses fables, des fables qu’il ne raconte à personne. Alors la fable, c’est la vie même(…) Seul l’enfant permanent peut nous rendre le monde fabuleux.

L’eau de l’enfant, le feu de l’enfant, les arbres de l’enfant, les fleurs printanières de l’enfant…que de principes véritables pour une analyse du monde !

Si le mot « analyse » doit avoir un sens quand on touche une enfance, il faut donc bien dire qu’on analyse mieux une enfance par des poèmes que par des souvenirs, mieux par des rêveries que par des faits. Les psychologues ne savent pas tout. Les poètes ont sur l’homme d’autres lumières.

Nous ne pouvons pas aimer l’eau, aimer le feu, aimer l’arbre sans y mettre un amour, une amitié qui remonte à notre enfance. Nous les aimons d’enfance. Toutes ces beautés du monde, quand nous les aimons maintenant dans le chant des poètes, nous les aimons dans une enfance retrouvée, dans une enfance réanimée à partir de cette enfance qui est latente en chacun de nous.

Quel être cosmique qu’un enfant rêveur !

En nous, parmi toutes nos enfances, il y a celle-là : l’enfance mélancolique, une enfance qui avait déjà le sérieux et la noblesse de l’humain. Il faut peut-être un poète pour nous révéler de telles valeurs d’être. En tout cas, la rêverie vers l’enfance connaîtra un grand bienfait de repos si elle s’approfondit en suivant la rêverie d’un poète.

Une enfance, prise en ses songes, est insondable. On la déforme toujours un peu en faisant un récit.

L’enfance dure toute la vie.