Fadila Semaï – « L’ami parti devant » (extraits)

Fadila Semai - L'ami parti devant - Rencontres buissonnieres - avril 2018Editions Albin Michel

    29 avril 2013, 5h30 du matin, je suis en Algérie depuis deux jours, je n’y étais pas revenue depuis plus de quatre décennies.
Ce voyage, cette enquête, cette quête, a mûri dans la solitude, dans le silence qui protège de ce qui peut vous dérouter. Le fil de ma vie m’a propulsée vers une nécessité vitale, aller à la rencontre d’une histoire : celle de deux hommes, Christian de Chergé et son ami Mohamed, et d’un lieu : le monastère Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine.
A l’aube de ce jour qui me plonge dans l’inconnu, découvrir cette terre ancestrale où religion et violence humaine se sont douloureusement mêlées emplit mon cœur d’une émotion étrange.
……
Derrière nous, nous laissons Alger la blanche. Plus nous montons vers l’Atlas, plus la température baisse. Il fait froid, humide. Je médite sur le fait que pour vivre au contact de cette nature sans concessions, sans confort, il faut un charisme physique et mental. Autour de nous la nature est souveraine, fatalement : depuis des générations, elle façonne le tempérament de ceux qui vivent dans sa proximité.
Encore quelques lacets montagneux, et nous arrivons devant un imposant portail de fer. Un petit coup de klaxon prévient l’un des deux associés agricoles qui travaillent avec la communauté depuis fort longtemps et voilà qu’une main virile se glisse, ouvre la porte à deux battants.

     C’est la première fois que je pénètre dans ce lieu, un silence abyssal me rassemble. Malgré les peurs, les doutes, les projections les plus inquiétantes mais aussi les plus essentielles : je suis là. Sur ce sol algérien qui porte la mémoire de mes ancêtres, dans ce monastère de Tibhirine si singulier parce qu’il a abrité en son sein des hommes que tout pouvait séparer. Je suis là et mes pieds foulent la poussière rouge d’une terre, d’un espace sacré.
La première fois que ma vie a croisé le chemin de Tibhirine, c’était en 1996. Jeune journaliste, je travaillais dans une agence de presse prestigieuse, qui fournissait en reportages une grande chaîne de télévision tout aussi prestigieuse. Comme chacun, je découvris en mars l’existence, l’enlèvement puis l’assassinat des moines deux mois plus tard. Sans comprendre pourquoi, je fus plus que de raison appelée par ce fait divers. Je résistais parce que j’ai toujours fait très attention à ne pas me laisser enfermer dans les sujets « ethniques ». Ceux qui touchent les beurs, les immigrés, les banlieues, l’Algérie. Je connais le goût et l’ignorance de ceux qui aiment murer la vie des autres. Je résiste et on me respecte.
Un an plus tard, en août 1997, à l’occasion d’un voyage personnel au Maroc, j’ai décidé de me rendre à Fès pour rencontrer les deux survivants de Tibhirine : le père Amédée et le père Jean-Pierre. A la suite du drame, ils ont rejoint la communauté cistercienne à laquelle ils appartiennent, auprès d’autres moines.
…………
Treize ans plus tard, en 2010, j’assiste à Paris à la projection du film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux. C’est la première fois qu’on s’empare de la mort des moines, autrement que sur un plan politique, et pourtant je ressens un malaise, un manque.
Je commence à formuler les contours de ce manque à l’occasion d’un débat autour d’un documentaire. Celui de Emmanuel Audrain, projeté au cinéma Le Médicis, à Paris. Ce film est antérieur à la fiction, il retrace l’histoire du testament spirituel de Christian de Chergé. A la fin du visionnage, c’est plus fort que moi, je me lève. Je prends la parole devant un public composé essentiellement de croyants chrétiens, dont certains encensent le film en insistant sur le sacrifice de moines chrétiens, pour des musulmans. Emue et agacée, j’explique que je suis française, née en France dans une famille de musulmans. En marge de toute religion établie, ma foi est intériorisée, mon vécu spirituel est corporel, je pense que cela explique pourquoi je suis si interpellée par le mystère de l’incarnation, hors de toute appartenance. Je reconnais la qualité cinématographique du travail de Xavier Beauvois. Il n’a pas choisi d’évoquer la genèse de Tibhirine, c’est sa liberté, cependant j’invite à prendre du recul. Selon moi, cette option peut altérer l’exemplarité authentique de Tibhirine, en proposant un regard amputé de quelque chose d’essentiel. La salle m’applaudit. Je suis surprise par cette réaction. Qu’ont-ils donc entraperçu dans ce vécu personnel ? Peut-être ont-ils entraperçu que l’héritage de Tibhirine n’est ni la mort ni le sacrifice. Peut-être cherchent-ils comme moi la vérité d’un processus humain qui a pris sa source dans la rencontre entre deux hommes que tout opposait, il y a plus de cinquante ans.
Cette rencontre aura soufflé, sans bruit, sur le fameux « esprit de Tibhirine ». Pas à pas, je l’ai découvert, d’abord par quelques phrases elliptiques dans des livres sur Tibhirine, puis par le début de ce qui allait être mon enquête. J’ai vu qu’au cœur il y a deux amis : depuis trop longtemps un de ces visages reste dans l’ombre, ignoré ou à peine évoqué ici et là. Je ressens le besoin impérieux de retourner à la source, pour délivrer le sens de l’amitié entre ces êtres. Le sens au-delà de cette rencontre. Deux hommes différents qui vont convertir tous les obstacles-la guerre, la terre, la religion, la condition, la culture- et les métamorphoseront en fraternité. Un jeune chrétien de vingt-deux ans, aristocrate, cultivé, un musulman de quarante-sept ans, illettré, de condition modeste. Deux prénoms, Christian et Mohamed. Hasard ou annonce prophétique, chacun portait le nom de « son Prophète ». Christian de Chergé deviendra le prieur du monastère de Tibhirine, l’ami Mohamed, le garde-champêtre algérien, protégera Christian des assauts des moudjahidin, pendant la guerre d’indépendance. Il le payera de sa vie. Quelque temps avant sa mort, il prononcera cette phrase : « On me demande de choisir entre mon ami et mes frères. Ce n’est pas possible. »
Devenu moine trappiste en Algérie, il faudra plus de treize ans au père Christian pour révéler la force de transformation qu’il a reçue par le don suprême que lui fit l’ami Mohamed.
C’est pour ces hommes que je me suis mise en route, je veux les connaître, lire entre les lignes d’une amitié qui transcenda tout. J’ai un autre vœu, impérieux : mettre un visage sur l’ami Mohamed, le « sans visage ».