Roland Machet

Rolland Machet - Rencontres buissonnieresJ’ai eu beaucoup de plaisir à échanger avec Anne. J’ai été touché des réactions positives à mes sculptures et de voir aussi que les cartes avec des photos de mes sculptures et des phrases de la Bible ont été appréciées.

J’ai été étonné par la jeunesse et la maturité de Pierre Adrian, sa recherche de ce qui peut donner plus de sens à la vie.

Ayant passé 6 ans en coopération en Algérie, je suis très sensible à tout ce qui touche ce pays. J’avais déjà lu le livre de Fadila Semaï, mais j’ai été encore plus ému par son implication, montrant comment la rencontre entre un musulman Mohamed et un chrétien séminariste Christian a pu être déterminante pour la vocation du prieur de Tibhirine. Puissent des relations de cette profondeur se multiplier entre chrétiens et musulmans.

Roland Machet

Fadila Semaï – « L’ami parti devant » (extraits)

Fadila Semai - L'ami parti devant - Rencontres buissonnieres - avril 2018Editions Albin Michel

    29 avril 2013, 5h30 du matin, je suis en Algérie depuis deux jours, je n’y étais pas revenue depuis plus de quatre décennies.
Ce voyage, cette enquête, cette quête, a mûri dans la solitude, dans le silence qui protège de ce qui peut vous dérouter. Le fil de ma vie m’a propulsée vers une nécessité vitale, aller à la rencontre d’une histoire : celle de deux hommes, Christian de Chergé et son ami Mohamed, et d’un lieu : le monastère Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine.
A l’aube de ce jour qui me plonge dans l’inconnu, découvrir cette terre ancestrale où religion et violence humaine se sont douloureusement mêlées emplit mon cœur d’une émotion étrange.
……
Derrière nous, nous laissons Alger la blanche. Plus nous montons vers l’Atlas, plus la température baisse. Il fait froid, humide. Je médite sur le fait que pour vivre au contact de cette nature sans concessions, sans confort, il faut un charisme physique et mental. Autour de nous la nature est souveraine, fatalement : depuis des générations, elle façonne le tempérament de ceux qui vivent dans sa proximité.
Encore quelques lacets montagneux, et nous arrivons devant un imposant portail de fer. Un petit coup de klaxon prévient l’un des deux associés agricoles qui travaillent avec la communauté depuis fort longtemps et voilà qu’une main virile se glisse, ouvre la porte à deux battants.

     C’est la première fois que je pénètre dans ce lieu, un silence abyssal me rassemble. Malgré les peurs, les doutes, les projections les plus inquiétantes mais aussi les plus essentielles : je suis là. Sur ce sol algérien qui porte la mémoire de mes ancêtres, dans ce monastère de Tibhirine si singulier parce qu’il a abrité en son sein des hommes que tout pouvait séparer. Je suis là et mes pieds foulent la poussière rouge d’une terre, d’un espace sacré.
La première fois que ma vie a croisé le chemin de Tibhirine, c’était en 1996. Jeune journaliste, je travaillais dans une agence de presse prestigieuse, qui fournissait en reportages une grande chaîne de télévision tout aussi prestigieuse. Comme chacun, je découvris en mars l’existence, l’enlèvement puis l’assassinat des moines deux mois plus tard. Sans comprendre pourquoi, je fus plus que de raison appelée par ce fait divers. Je résistais parce que j’ai toujours fait très attention à ne pas me laisser enfermer dans les sujets « ethniques ». Ceux qui touchent les beurs, les immigrés, les banlieues, l’Algérie. Je connais le goût et l’ignorance de ceux qui aiment murer la vie des autres. Je résiste et on me respecte.
Un an plus tard, en août 1997, à l’occasion d’un voyage personnel au Maroc, j’ai décidé de me rendre à Fès pour rencontrer les deux survivants de Tibhirine : le père Amédée et le père Jean-Pierre. A la suite du drame, ils ont rejoint la communauté cistercienne à laquelle ils appartiennent, auprès d’autres moines.
…………
Treize ans plus tard, en 2010, j’assiste à Paris à la projection du film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux. C’est la première fois qu’on s’empare de la mort des moines, autrement que sur un plan politique, et pourtant je ressens un malaise, un manque.
Je commence à formuler les contours de ce manque à l’occasion d’un débat autour d’un documentaire. Celui de Emmanuel Audrain, projeté au cinéma Le Médicis, à Paris. Ce film est antérieur à la fiction, il retrace l’histoire du testament spirituel de Christian de Chergé. A la fin du visionnage, c’est plus fort que moi, je me lève. Je prends la parole devant un public composé essentiellement de croyants chrétiens, dont certains encensent le film en insistant sur le sacrifice de moines chrétiens, pour des musulmans. Emue et agacée, j’explique que je suis française, née en France dans une famille de musulmans. En marge de toute religion établie, ma foi est intériorisée, mon vécu spirituel est corporel, je pense que cela explique pourquoi je suis si interpellée par le mystère de l’incarnation, hors de toute appartenance. Je reconnais la qualité cinématographique du travail de Xavier Beauvois. Il n’a pas choisi d’évoquer la genèse de Tibhirine, c’est sa liberté, cependant j’invite à prendre du recul. Selon moi, cette option peut altérer l’exemplarité authentique de Tibhirine, en proposant un regard amputé de quelque chose d’essentiel. La salle m’applaudit. Je suis surprise par cette réaction. Qu’ont-ils donc entraperçu dans ce vécu personnel ? Peut-être ont-ils entraperçu que l’héritage de Tibhirine n’est ni la mort ni le sacrifice. Peut-être cherchent-ils comme moi la vérité d’un processus humain qui a pris sa source dans la rencontre entre deux hommes que tout opposait, il y a plus de cinquante ans.
Cette rencontre aura soufflé, sans bruit, sur le fameux « esprit de Tibhirine ». Pas à pas, je l’ai découvert, d’abord par quelques phrases elliptiques dans des livres sur Tibhirine, puis par le début de ce qui allait être mon enquête. J’ai vu qu’au cœur il y a deux amis : depuis trop longtemps un de ces visages reste dans l’ombre, ignoré ou à peine évoqué ici et là. Je ressens le besoin impérieux de retourner à la source, pour délivrer le sens de l’amitié entre ces êtres. Le sens au-delà de cette rencontre. Deux hommes différents qui vont convertir tous les obstacles-la guerre, la terre, la religion, la condition, la culture- et les métamorphoseront en fraternité. Un jeune chrétien de vingt-deux ans, aristocrate, cultivé, un musulman de quarante-sept ans, illettré, de condition modeste. Deux prénoms, Christian et Mohamed. Hasard ou annonce prophétique, chacun portait le nom de « son Prophète ». Christian de Chergé deviendra le prieur du monastère de Tibhirine, l’ami Mohamed, le garde-champêtre algérien, protégera Christian des assauts des moudjahidin, pendant la guerre d’indépendance. Il le payera de sa vie. Quelque temps avant sa mort, il prononcera cette phrase : « On me demande de choisir entre mon ami et mes frères. Ce n’est pas possible. »
Devenu moine trappiste en Algérie, il faudra plus de treize ans au père Christian pour révéler la force de transformation qu’il a reçue par le don suprême que lui fit l’ami Mohamed.
C’est pour ces hommes que je me suis mise en route, je veux les connaître, lire entre les lignes d’une amitié qui transcenda tout. J’ai un autre vœu, impérieux : mettre un visage sur l’ami Mohamed, le « sans visage ».

Albert Camus

Le premier homme

Albert Camus - Rencontres buissonnières            Celui-là n’avait pas connu son père, mais il lui en parlait souvent sous une forme un peu mythologique, et, dans tous les cas, à un moment précis, il avait su remplacer ce père. C’est pourquoi Jacques ne l’avait jamais oublié, comme si, n’ayant jamais éprouvé réellement l’absence d’un père qu’il n’avait pas connu, il avait reconnu cependant inconsciemment, étant enfant d’abord, puis tout au long de sa vie, le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fût intervenu dans sa vie d’enfance. Car Monsieur Bernard, son instituteur de la classe du certificat d’études, avait pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant dont il avait la charge, et il l’avait modifié en effet(…)

            Ensuite c’était la classe. Avec M. Bernard, cette classe était constamment intéressante pour la simple raison qu’il aimait passionnément son métier. Au-dehors, le soleil pouvait hurler sur les murs fauves pendant que la chaleur crépitait dans la salle elle-même pourtant plongée dans l’ombre des stores à grosses rayures jaunes et blanches. La pluie pouvait aussi bien tomber comme elle le fait en Algérie, en cataractes interminables, faisant de la rue un puits sombre et humide, la classe était à peine distraite. Seules les mouches par temps d’orage détournaient parfois l’attention des enfants. Elles étaient capturées et atterrissaient dans les encriers, où elles commençaient une mort hideuse, noyées dans les boues violettes qui emplissaient les petits encriers de porcelaine à tronc conique qu’on fichait dans les trous de la table. Mais la méthode de M. Bernard, qui consistait à ne rien céder sur la conduite et à rendre au contraire vivant et amusant son enseignement, triomphait même des mouches. Il savait toujours tirer au bon moment de son armoire aux trésors la collection de minéraux, l’herbier, les papillons et les insectes naturalisés, les cartes ou…qui réveillaient l’intérêt fléchissant de ses élèves. Il était le seul dans l’école à avoir obtenu une lanterne magique et, deux fois par mois, il faisait des projections sur des sujets d’histoire naturelle ou de géographie. En arithmétique, il avait institué un concours de calcul mental qui forçait l’élève à la rapidité d’esprit. Il lançait à la classe, où tous devaient avoir les bras croisés, les termes d’une division, d’une multiplication ou parfois d’une addition un peu compliquée. Combien font 1267+691. Le premier qui donnait le résultat juste était crédité d’un bon point à valoir sur le classement mensuel. Pour le reste, il utilisait les manuels avec compétence et précision…Les manuels étaient toujours ceux qui étaient en usage dans la métropole. Et ces enfants qui ne connaissaient que le sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages et la mer en flammes sous le soleil, lisaient avec application, faisant sonner les virgules et les points, des récits pour eux mythiques où des enfants à bonnet et cache-nez de laine, les pieds chaussés de sabots, rentraient chez eux dans le froid glacé en traînant des fagots sur des chemins couverts de neige, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent le toit enneigé de la maison où la cheminée qui fumait leur faisait savoir que la soupe aux pois cuisait dans l’âtre. Pour Jacques, ces récits étaient l’exotisme même. Il en rêvait, peuplait ses rédactions de descriptions d’un monde qu’il n’avait jamais vu, et ne cessait de questionner sa grand-mère sur une chute de neige qui avait eu lieu pendant une heure vingt ans auparavant sur la région d’Alger. Ces récits faisaient partie pour lui de la puissante poésie de l’école, qui s’alimentait aussi de l’odeur de vernis des règles et des plumiers, de la saveur délicieuse de la bretelle de son cartable qu’il mâchouillait longuement en peinant sur son travail, de l’odeur amère et rêche de l’encre violette, surtout lorsque son tour était venu d’emplir les encriers avec une énorme bouteille sombre dans le bouchon duquel un tube de verre coudé était enfoncé, et Jacques reniflait avec bonheur l’orifice du tube, du doux contact des pages lisses et glacées de certains livres, d’où montait aussi une bonne odeur d’imprimerie et de colle, et, les jours de pluie enfin, de cette odeur de laine mouillée qui montait des cabans de laine au fond de la salle et qui était comme la préfiguration de cet univers édénique où les enfants en sabots et en bonnet de laine couraient à travers la neige vers la maison chaude.

            Seule l’école donnait à Jacques et à Pierre ces joies. Et sans doute ce qu’ils aimaient si passionnément en elle, c’est ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, comme refermée sur elle-même; la misère est une forteresse sans pont-levis(…)

            Non, l’école ne leur fournissait pas seulement une évasion à la vie de famille. Dans la classe de M. Bernard du moins, elle nourrissait en eux une faim plus essentielle encore à l’enfant qu’à l’homme et qui est la faim de la découverte. Dans les autres classes, on leur apprenait sans doute beaucoup de choses, mais un peu comme on gave les oies. On leur présentait une nourriture toute faite en les priant de vouloir bien l’avaler. Dans la classe de M. Germain, pour la première fois ils sentaient qu’ils existaient et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde. Et même leur maître ne se vouait pas seulement à leur apprendre ce qu’il était payé pour leur enseigner, il les accueillait avec simplicité dans sa vie personnelle, il la vivait avec eux, leur racontant son enfance et l’histoire d’enfants qu’il avait connus, leur exposait ses points de vue, non point ses idées, car il était par exemple anticlérical comme beaucoup de ses confrères et n’avait jamais en classe un seul mot contre la religion, ni contre rien de ce qui pouvait être l’objet d’un choix ou d’une conviction, mais il n’en condamnait qu’avec plus de force ce qui ne souffrait pas de discussion, le vol, la délation, l’indélicatesse, la malpropreté.

            Mais surtout il leur parlait de la guerre encore toute proche et qu’il avait faite pendant quatre ans, des souffrances des soldats, de leur courage, de leur patience et du bonheur de l’armistice. A la fin de chaque trimestre, avant de les renvoyer en vacances, et de temps en temps, quand l’emploi du temps le lui permettait, il avait pris l’habitude de leur lire de longs extraits des Croix de bois de Dorgelès. Pour Jacques, ces lectures lui ouvraient encore les portes de l’exotisme, mais d’un exotisme où la peur et le malheur rôdaient, bien qu’il ne fît jamais de rapprochement, sinon théorique, avec le père qu’il n’avait pas connu. Il écoutait seulement avec tout son cœur une histoire que son maître lisait avec tout son cœur et qui lui parlait à nouveau de la neige et de son cher hiver, mais aussi d’hommes singuliers, vêtus de lourdes étoffes raidies par la boue, qui parlaient un étrange langage, et vivaient dans des trous sous un plafond d’obus, de fusées et de balles. Lui et Pierre attendaient chaque lecture avec une impatience chaque fois plus grande.