Pierre Adrian – « Des âmes simples » (extraits)

Editions Equateurs

Des âmes simples - Pierre Adrian - Rencontres buissonnières    Cette vallée, c’est l’autre bout de mon pays. Et donc déjà le bout du monde. L’étranger. Je l’ai découverte en plein juillet, cernée par ces cols que je venais grimper un à un sur mon vélo. Marie Blanque, Somport, Aubisque par la vallée d’Ossau. La Pierre Saint-Martin et son gouffre. Un terrain de jeux pour les amateurs de l’effort solitaire, du cœur qu’on emballe. La chaleur faisait suinter l’asphalte, le soleil gouttait dans les yeux. J’avais trouvé ce monastère en point de chute. Une chambre de pèlerin où je rangeais ma machine. Et les repas avec ce frère Pierre en bout de table, entouré par ses invités, les pèlerins justement, qui fourmillent l’été vers Saint-Jacques par la voie d’Arles. Je les voyais passer, tous ces gens. S’arrêter une nuit et reprendre leur route vers un autre gîte. Mais j’étais attiré par ceux qui restaient. Ceux pour qui la vallée n’est pas un passage, mais une île. Pierre, les hommes de la vallée, les familiers du monastère…Ces insulaires étaient à leur place dans un monde qui bouge(…)

    Derrière Pierre, je pressentais une foi complète, exclusive. « Une joie indicible » : ce sont là ses mots. Ainsi, l’été de mes vingt-quatre ans, je pénétrais vraiment la vallée pour la première fois. Et puis ceci : l’hiver de ses vingt-quatre ans, en 1967, Pierre s’installait dans la vallée et devenait son curé. Je devais comprendre ces ans et ce monde qui nous séparaient.

    Car Pierre a voué son âme à celle du monastère. Ces lieux n’existent que par lui. Il s’est donné, tout entier. Il ne calcule pas, Pierre. Il ne soupèse pas. Un cardinal, un sage, un sportif de haut niveau, je ne sais pas, un héros même…Il est rare que l’un d’eux vive dans l’engagement exclusif. D’ailleurs, Pierre n’a rien d’un héros, d’un quelconque surhomme. Non, il ne surpasse pas les qualités d’un homme. Seulement, il n’a rien gardé pour lui. Il n’a rien mis de côté. Et il montre aussi ses faiblesses. Pierre me confiera sa fatigue, les doutes qui peuvent sourdre d’une trop grosse ambition. Etre à la hauteur…Mais qui l’est vraiment, pour tirer un monastère de la noyade ? (…)
En quittant la vallée pour la première fois, cet été-là, je savais déjà que je reviendrais. J’écrirais. Ce qui repousse les caméras m’attire. Ceux qui trébuchent, ceux qu’on ne voit pas. J’aime le fond de la classe. Le saccage et le sursaut, la poudrière, le foutoir, la beauté, les rêveurs : tout est au fond, chez les invisibles. Au fond des vallées. Cette leçon, je l’apprendrai aux côtés de frère Pierre. En citant Saint Paul, il me dira que la véritable sagesse n’est pas celle du monde : « Si quelqu’un pense être sage à la manière d’ici-bas, qu’il devienne fou pour être sage. »(…)
Les caméras dispersent le bruit du monde…Elles n’aiment pas la lumière parce qu’elles ne la connaissent pas. Le monde veut ce qui brille, et la lumière vraie ne brille pas. Dans la vallée, du moins, on ne la voit pas. Il faut s’arrêter, prendre le temps de chercher. Mais ici, on ne fait que passer. Une vallée est un passage. On fait étape. On ne s’y arrête pas. Et pourtant…cette lumière.