Jérôme Garcin – Le Voyant (extrait)

       Le 3 mai 1932, comme chaque matin, Jacques se rend, cartable sur le dos, lunettes aux verres incassables sur le nez, à l’école communale, située au 4 de la rue Cler, entre les Invalides et le Champ-de-Mars. Il traverse seul l’avenue Bosquet, enfile la rue Saint-Dominique et retrouve ses copains sous le porche, où l’on s’échange des images et des osselets. Il fait déjà beau, le printemps déborde, il inonde la classe. La leçon de calcul succède aux exercices de grammaire. A dix heures, la sonnerie annonce la récréation.

On se lève d’un bond. On se bouscule, se nargue, se défie-pour jouer, sans mesurer sa force. Par-derrière, un élève, en trébuchant, pousse Jacques, dont la tête heurte violemment un pupitre en bois blond maculé d’encre. Une branche de ses lunettes perce l’œil droit et l’arrache. La douleur est atroce. Tous les enfants crient. Alertés, les professeurs se précipitent. Le visage en sang, Jacques hurle : « Mes yeux ! Où sont mes yeux ? » Il vient de les perdre à jamais. En ce jour d’azur, de lilas et de muguet, il entre dans l’obscurité où seuls, désormais, les parfums, les sons et les formes auront des couleurs (…)

« J’étais atteint de cécité totale, écrira-t-il, longtemps après. J’avais été à deux pouces de la mort par méningite. J’étais aveugle : on me le dit aussitôt. Je fus à peine déçu. Je ne le crus pas vraiment. Je ne le crois pas encore. On me dit que j’étais aveugle : je n’en fis pas l’expérience. J’étais aveugle pour les autres. Moi, je l’ignorais, et je l’ai toujours ignoré, sinon par concession envers eux. ». Plus tard, il dira : « Je ne voyais plus avec les yeux de mon corps, je voyais avec les yeux de mon âme. »