Extrait – « Ma part de gravité » / Gabriel Ringlet

Approche de la personnalité de Gabriel Ringlet à travers Ma part de gravité
(Editions Albin Michel, 2002)

« Cher Gabriel,

Harmonium - rencontres buissonnièresVous me permettrez de vous appeler simplement par votre prénom, comme on le faisait à Pair quand on rencontrait sur la route l’un ou l’autre de nos concitoyens, à commencer par François, votre papa, souvent la pipe à la bouche, ce qui ne l’empêchait pas de chanter à la tribune de notre « basilique » avec sa belle voix de ténor. Qui, parmi les anciens du village, ne se souvient avec émotion du Dies irae d’avant Concile, interprété par François Ringlet aux messes des défunts ? »

Le moine qui m’adresse ces mots-là le 15 février 1996, Jean de Wauthier, devenu père Robert, m’invite à célébrer ses cinquante ans de vie sacerdotale avec ses frères trappistes de l’abbaye  du Mont-des-Cats. Il me parle encore de sa première messe, du Panis Angelicus de César Franck à la communion, des membres de la Schola »parmi lesquels se trouvait votre maman. Nous l’appelions respectueusement « Mademoiselle » avant son mariage. Elle m’a appris à lire, à écrire et à calculer. Elle m’a aussi préparé à entrer au collège, première étape de mon aventure monastique et sacerdotale. Je lui en serai toujours reconnaissant ».

Quand Mademoiselle-Maman arrive au château de Pair, elle ne doit pas avoir beaucoup plus de vingt ans. Elle y restera dix-sept ans. Et pendant dix-sept ans, elle va suivre chacun des neuf enfants, de la première maternelle à la fin du secondaire : neuf classes avec un élève par classe…dont un futur moine qui me confiera encore d’autres souvenirs. J’apprends ainsi de la bouche d’un trappiste que mes parents se sont rencontrés en chantant !

Le père Robert ne m’avait jamais écrit. Et voilà que sa lettre, la première, la seule, va réveiller en moi des saveurs d’enfance, des images, une musique surtout, presque rien, quelques fermes, une chapelle, deux tilleuls, un harmonium, un morceau de tissu…Mais je sais bien que ce très peu-là, si loin déjà, si fragile, dit quelque chose d’essentiel, le plus important d’une histoire, la trace d’un chemin(…)

Il sentait bon, notre harmonium, parce que maman le cirait souvent. Alors on imagine l’agréable odeur qu’il traînait derrière lui quand une messe plus solennelle exigeait son transport, à pied, de la maison au jubé de la chapelle. C’est que mon père était chantre au village. Chantre d’Eglise et maître maçon. J’aime ce mariage : des maisons et des partitions ! Quand aujourd’hui encore, je traverse le Condroz de mes jeunes années, la maison de la Pierre-aux-loups, le garage Harzimont, les châteaux et les fermes de Pair, Bende, Jenneret, Atrin, Ponthoz, Amas…et j’en oublie beaucoup, j’éprouve, est-ce une joie secrète ? une fierté en tout cas rien qu’à l’idée que cette cheminée, ce pavement, cette salle de fêtes ont été bâtis ou réparés par mon père et ses frères. Et quand je sais qu’ils passaient chaque matin par les villages, à pied ou à vélo, ma rêverie se remplit d’affection. Mais si le petit dernier regardait comment faire le mortier, il a gardé bien plus vivant souvenir encore des jubés et de leur chanson(…)

Monter au jubé représentait pour moi une sorte d’initiation, comme une fête de passage, un honneur certainement. S’asseoir sur un petit banc et, de là-haut, le front contre les barreaux de la tribune, regarder le spectacle : le curé, les acolytes en rouge et blanc, les retardataires soucieux de rejoindre leur chaise discrètement, et le baron Auguste qui s’agite et se retourne si souvent…Si loin que je me souvienne, ma madeleine à moi, c’était un jubé ! Un parfum de jubé. Une bonne odeur de poussière. Mais pourquoi me plaisait-elle tant ? A cause, je crois, d’une secrète jubilation intérieure, petit garçon parmi les hommes, au milieu des rires étouffés et des chuchotements. Et quelle attention quand le père, d’un geste silencieux, faisait signe qu’on allait commencer !