Frère Michel

Frère Michel dans le cloître S’il vous plaît, comprenez-bien,  

Si vous ne devenez pas comme des petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu !(Mc 10,13)

Les enfants ont des âges, l’esprit d’enfance n’en a pas […]

L’esprit d’enfance demeure immuable. Inaltérable,

c’est Dieu même, son souffle est passé ce samedi 27 avril à Cîteaux,

fr. Michel

Qui est Anne Le Maître, notre invitée du matin ?

Anne Le Maître - Rencontres buissonnières      Anne Le Maître a reçu une formation d’urbaniste et de géographe. Elle enseigne au lycée Saint-Joseph et donne des cours d’aquarelle dans son atelier dijonnais : l’idée de transmission est pour elle essentielle.

Ses passions sont l’aquarelle et l’écriture. Nous vous donnons rendez-vous sur le Coin des arts de notre site pour admirer ses aquarelles, inséparables de sa bibliographie. Et aussi sur notre Coin lecture pour lire quelques extraits de son livre Les bonheurs de l’aquarelle.

Si vous voulez en savoir plus, découvrez son blog Bleudeprusse afin de vagabonder dans son univers à la fois réaliste et poétique.

Vous aurez le plaisir de cliquer sur des mots comme baguenaude, coquelicot, enfance, gourmandise, Maroc, Morvan, neige, oiseaux, petit nounours, pèlerin. Vous y trouverez des hirondelles qui font le printemps, des radis pour fêter celui-ci, des cloches de Pâques, des jonquilles, des pêches et des poires, l’aventure Croquis-croquons, et puis l’amour de la petite Lola pour les doudous-lapins : l’artiste en herbe de la famille qui, à 4 ans, collabore déjà en secret avec sa Mary Poppins de tante…

Vous y découvrirez aussi le goût prononcé d’Anne pour la contemplation, l’humilité, une spiritualité toute de discrétion qui lui permet d’accueillir l’essentiel. Pour la richesse des rencontres et du partage, aussi.

Anne Le Maître - Rencontres buissonnièresUn peu à l’image de nos hôtes cisterciens. Et si elle se réjouit de (re)venir à Cîteaux, de notre côté, nous sommes heureux à l’idée de partager ce moment avec elle. Elle évoquera sa « sagesse à hauteur de brin d’herbe », l’art qu’elle pratique étant aussi un moyen de mettre en application  cette pensée de Socrate qui avait été à l’origine d’un très beau week-end à Cîteaux en octobre 2013 : « Connais-toi toi-même. »

Avant de l’écouter le 21 mai, nous pouvons déjà réfléchir à ce qui pourrait être sa devise :

« Surtout, prenons le temps que les choses adviennent : il en advient tellement.

        Assieds-toi.

               Regarde.

                      Ecoute. »

Albert Camus

Le premier homme

Albert Camus - Rencontres buissonnières            Celui-là n’avait pas connu son père, mais il lui en parlait souvent sous une forme un peu mythologique, et, dans tous les cas, à un moment précis, il avait su remplacer ce père. C’est pourquoi Jacques ne l’avait jamais oublié, comme si, n’ayant jamais éprouvé réellement l’absence d’un père qu’il n’avait pas connu, il avait reconnu cependant inconsciemment, étant enfant d’abord, puis tout au long de sa vie, le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fût intervenu dans sa vie d’enfance. Car Monsieur Bernard, son instituteur de la classe du certificat d’études, avait pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant dont il avait la charge, et il l’avait modifié en effet(…)

            Ensuite c’était la classe. Avec M. Bernard, cette classe était constamment intéressante pour la simple raison qu’il aimait passionnément son métier. Au-dehors, le soleil pouvait hurler sur les murs fauves pendant que la chaleur crépitait dans la salle elle-même pourtant plongée dans l’ombre des stores à grosses rayures jaunes et blanches. La pluie pouvait aussi bien tomber comme elle le fait en Algérie, en cataractes interminables, faisant de la rue un puits sombre et humide, la classe était à peine distraite. Seules les mouches par temps d’orage détournaient parfois l’attention des enfants. Elles étaient capturées et atterrissaient dans les encriers, où elles commençaient une mort hideuse, noyées dans les boues violettes qui emplissaient les petits encriers de porcelaine à tronc conique qu’on fichait dans les trous de la table. Mais la méthode de M. Bernard, qui consistait à ne rien céder sur la conduite et à rendre au contraire vivant et amusant son enseignement, triomphait même des mouches. Il savait toujours tirer au bon moment de son armoire aux trésors la collection de minéraux, l’herbier, les papillons et les insectes naturalisés, les cartes ou…qui réveillaient l’intérêt fléchissant de ses élèves. Il était le seul dans l’école à avoir obtenu une lanterne magique et, deux fois par mois, il faisait des projections sur des sujets d’histoire naturelle ou de géographie. En arithmétique, il avait institué un concours de calcul mental qui forçait l’élève à la rapidité d’esprit. Il lançait à la classe, où tous devaient avoir les bras croisés, les termes d’une division, d’une multiplication ou parfois d’une addition un peu compliquée. Combien font 1267+691. Le premier qui donnait le résultat juste était crédité d’un bon point à valoir sur le classement mensuel. Pour le reste, il utilisait les manuels avec compétence et précision…Les manuels étaient toujours ceux qui étaient en usage dans la métropole. Et ces enfants qui ne connaissaient que le sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages et la mer en flammes sous le soleil, lisaient avec application, faisant sonner les virgules et les points, des récits pour eux mythiques où des enfants à bonnet et cache-nez de laine, les pieds chaussés de sabots, rentraient chez eux dans le froid glacé en traînant des fagots sur des chemins couverts de neige, jusqu’à ce qu’ils aperçoivent le toit enneigé de la maison où la cheminée qui fumait leur faisait savoir que la soupe aux pois cuisait dans l’âtre. Pour Jacques, ces récits étaient l’exotisme même. Il en rêvait, peuplait ses rédactions de descriptions d’un monde qu’il n’avait jamais vu, et ne cessait de questionner sa grand-mère sur une chute de neige qui avait eu lieu pendant une heure vingt ans auparavant sur la région d’Alger. Ces récits faisaient partie pour lui de la puissante poésie de l’école, qui s’alimentait aussi de l’odeur de vernis des règles et des plumiers, de la saveur délicieuse de la bretelle de son cartable qu’il mâchouillait longuement en peinant sur son travail, de l’odeur amère et rêche de l’encre violette, surtout lorsque son tour était venu d’emplir les encriers avec une énorme bouteille sombre dans le bouchon duquel un tube de verre coudé était enfoncé, et Jacques reniflait avec bonheur l’orifice du tube, du doux contact des pages lisses et glacées de certains livres, d’où montait aussi une bonne odeur d’imprimerie et de colle, et, les jours de pluie enfin, de cette odeur de laine mouillée qui montait des cabans de laine au fond de la salle et qui était comme la préfiguration de cet univers édénique où les enfants en sabots et en bonnet de laine couraient à travers la neige vers la maison chaude.

            Seule l’école donnait à Jacques et à Pierre ces joies. Et sans doute ce qu’ils aimaient si passionnément en elle, c’est ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, comme refermée sur elle-même; la misère est une forteresse sans pont-levis(…)

            Non, l’école ne leur fournissait pas seulement une évasion à la vie de famille. Dans la classe de M. Bernard du moins, elle nourrissait en eux une faim plus essentielle encore à l’enfant qu’à l’homme et qui est la faim de la découverte. Dans les autres classes, on leur apprenait sans doute beaucoup de choses, mais un peu comme on gave les oies. On leur présentait une nourriture toute faite en les priant de vouloir bien l’avaler. Dans la classe de M. Germain, pour la première fois ils sentaient qu’ils existaient et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde. Et même leur maître ne se vouait pas seulement à leur apprendre ce qu’il était payé pour leur enseigner, il les accueillait avec simplicité dans sa vie personnelle, il la vivait avec eux, leur racontant son enfance et l’histoire d’enfants qu’il avait connus, leur exposait ses points de vue, non point ses idées, car il était par exemple anticlérical comme beaucoup de ses confrères et n’avait jamais en classe un seul mot contre la religion, ni contre rien de ce qui pouvait être l’objet d’un choix ou d’une conviction, mais il n’en condamnait qu’avec plus de force ce qui ne souffrait pas de discussion, le vol, la délation, l’indélicatesse, la malpropreté.

            Mais surtout il leur parlait de la guerre encore toute proche et qu’il avait faite pendant quatre ans, des souffrances des soldats, de leur courage, de leur patience et du bonheur de l’armistice. A la fin de chaque trimestre, avant de les renvoyer en vacances, et de temps en temps, quand l’emploi du temps le lui permettait, il avait pris l’habitude de leur lire de longs extraits des Croix de bois de Dorgelès. Pour Jacques, ces lectures lui ouvraient encore les portes de l’exotisme, mais d’un exotisme où la peur et le malheur rôdaient, bien qu’il ne fît jamais de rapprochement, sinon théorique, avec le père qu’il n’avait pas connu. Il écoutait seulement avec tout son cœur une histoire que son maître lisait avec tout son cœur et qui lui parlait à nouveau de la neige et de son cher hiver, mais aussi d’hommes singuliers, vêtus de lourdes étoffes raidies par la boue, qui parlaient un étrange langage, et vivaient dans des trous sous un plafond d’obus, de fusées et de balles. Lui et Pierre attendaient chaque lecture avec une impatience chaque fois plus grande.

 

Sevim Riedinger

Le monde secret de l’enfant

Sevim Riedinger - Rencontres buissonnièresL’enfant naît dans le sacré. Il sort de l’invisible, porteur de cette expérience unique, celle de l’unité primordiale qu’évoquent tous les grands mystiques. Retrouver au fond de soi l’esprit d’enfance. Non pas la dépendance infantile, mais cette force poétique qui entretient notre capacité d’émerveillement et d’ouverture au monde. La cultiver, comme une plante qu’on arrose, permet de mieux résister, et transformer, les épreuves de la vie.

On sait aujourd’hui que l’homme est appelé à vivre de plus en plus âgé. Comme le constate Marie de Hennezel, les grands vieillards qui plongent dans l’esprit d’enfance retrouvent ainsi leur souffle. Entretenir ce lien avec notre enfant intérieur sera d’une aide inestimable pour traverser la vie. Le petit enfant et le grand vieillard tiennent chacun un bout du fil.

Carnets Nord, Editions Montparnasse

Père Bernard de Give

Bernard de Give - Rencontres buissonnières99 ans

Me voici donc entré dans ma centième année
Comme on se réjouit à l’arrivée d’un train.
Les fleurs de mon bouquet sont à peine fanées
Et cette ardeur de vivre a gardé son entrain.

Les yeux brillant de joie, chacun me félicite
Au lever de l’aurore en ce nouveau printemps.
Car le succès d’un seul est une réussite
Pour la communauté qui l’entoure en chantant.

9 mai 2012

Maison d’autrefois

Nous avons descendu le fleuve des années
Et la mort a passé dans la vieille maison.
Nous avons parcouru de lointains horizons
Et beaucoup sont partis pour d’autres maisonnées.

Rive de notre enfance et des contes de fées,
Trésor de souvenirs où souvent nous puisons,
Reine de la colline ou rivière sans fond,
Quand tout s’abîme en nous, es-tu seule inchangée ?

La grille qui gémit, le jet d’eau sur l’étang
Et les lilas en fleur replongeant dans le temps
Comme le salon rose au mobilier fragile.
Vers ma fenêtre haute ainsi qu’un reposoir
Montent les carillons qui dansent sur la ville.
Serais-je encor l’enfant qui rêve dans le soir ?

La Pairelle, 3 septembre 1957

Vêture

A l’heure où ses amis, frivoles et mutins,
S’ébattaient dans leurs jeux sur la colline verte,
Il entendait leurs cris par la fenêtre ouverte,
Penché sur la grammaire et les verbes latins.

Car Jésus l’avait pris, tout petit, par la main,
Le conduisant de découverte en découverte.
Et l’enfant aux yeux purs suivait d’un pas alerte,
Le regard fasciné par un terme lointain.

Or voici que le jour de partir pour le cloître
Sous la soutane blanche il semble soudain croître,
Plus svelte et plein de grâce en ce matin d’avril.

Et pour le contempler comme un ange des maîtres,
Ses compagnons ravis ont un respect subtil
Comme si cet enfant était déjà leur prêtre.

Gaston Bachelard

Gaston Bachelard - Rencontres buissonnièresPar certains de ses traits, l’enfance dure toute la vie. Il faut vivre avec l’enfant qu’on a été. On en reçoit une conscience de racine. Tout l’arbre de l’être s’en réconforte. Les poètes nous aideront à retrouver en nous cette enfance vivante, cette enfance permanente, durable, immobile.

Quels bienfaits nous apportent les nouveaux livres ! Je voudrais que chaque jour me tombent du ciel à pleine corbeille les livres qui disent la jeunesse des images. Ce prodige est facile. Car là-haut, au ciel, le paradis n’est-il pas une immense bibliothèque ?

Ces solitudes premières, ces solitudes d’enfant laissent, dans certaines âmes, des marques ineffaçables. Toute la vie est sensibilisée pour la rêverie poétique, pour une rêverie qui sait le prix de la solitude. L’enfance connaît le malheur par les hommes. En la solitude, il peut détendre ses peines. L’enfant se sent fils du cosmos quand le monde humain lui laisse la paix. Et c’est ainsi que dans ses solitudes, dès qu’il est maître de ses rêveries, l’enfant connaît le bonheur de rêver qui sera plus tard le bonheur des poètes.

Quand il rêvait dans sa solitude, l’enfant connaissait une existence sans limite. Sa rêverie n’était pas simplement une rêverie de fuite. C’était une rêverie d’essor.

Un excès d’enfance est un germe de poème.

Il y a communication entre un poète de l’enfance et son lecteur par l’intermédiaire de l’enfance qui dure en nous.

Nos solitudes d’enfant nous ont donné les immensités primitives. La rêverie vers l’enfance nous rend à la beauté des images premières.

L’enfance coule de tant de sources qu’il serait aussi vain d’en faire la géographie que d’en faire l’histoire.

Les saisons de l’enfance sont des saisons de poète.

Toute enfance est fabuleuse, naturellement fabuleuse. C’est dans sa propre rêverie que l’enfant trouve ses fables, des fables qu’il ne raconte à personne. Alors la fable, c’est la vie même(…) Seul l’enfant permanent peut nous rendre le monde fabuleux.

L’eau de l’enfant, le feu de l’enfant, les arbres de l’enfant, les fleurs printanières de l’enfant…que de principes véritables pour une analyse du monde !

Si le mot « analyse » doit avoir un sens quand on touche une enfance, il faut donc bien dire qu’on analyse mieux une enfance par des poèmes que par des souvenirs, mieux par des rêveries que par des faits. Les psychologues ne savent pas tout. Les poètes ont sur l’homme d’autres lumières.

Nous ne pouvons pas aimer l’eau, aimer le feu, aimer l’arbre sans y mettre un amour, une amitié qui remonte à notre enfance. Nous les aimons d’enfance. Toutes ces beautés du monde, quand nous les aimons maintenant dans le chant des poètes, nous les aimons dans une enfance retrouvée, dans une enfance réanimée à partir de cette enfance qui est latente en chacun de nous.

Quel être cosmique qu’un enfant rêveur !

En nous, parmi toutes nos enfances, il y a celle-là : l’enfance mélancolique, une enfance qui avait déjà le sérieux et la noblesse de l’humain. Il faut peut-être un poète pour nous révéler de telles valeurs d’être. En tout cas, la rêverie vers l’enfance connaîtra un grand bienfait de repos si elle s’approfondit en suivant la rêverie d’un poète.

Une enfance, prise en ses songes, est insondable. On la déforme toujours un peu en faisant un récit.

L’enfance dure toute la vie.