Pierre Adrian et Philibert Humm

Le tour de la France par deux enfants d’aujourd’hui (Extraits)

Une auto de l’avant-dernier cri : la Peugeot 204

Je tournais la clé depuis un moment. Et mon pied forçait la pédale d’accélérateur. Ca ne voulait pas. La voiture ahanait, faisait semblant. Fallait nous voir, tous les deux, dans ma vieille 204. Il faisait un froid canaille. La buée condamnait le pare-brise, la carrosserie était trempée. Le confort 1975 avait pris du vieux. L’air se glissait à travers les portières. Les vitres étaient fines comme du papier. Ce matin-là, on était lourds, emmitouflés dans nos manteaux, en lutte contre la fraîcheur mosellane. Le coffre était rempli des valises de Philibert. La banquette arrière aussi. Je traînais une Parisienne en vacances. Et la voiture ne démarrait pas.
« Ca va y aller, ça va y aller, tu vas voir que ça va y aller. »
Philibert me voulait plus insistant. Il tripotait le starter au risque de noyer le moteur. Il s’agitait, cherchait des choses dans ses poches, se retournait vers la banquette arrière. Ma belle banquette couleur sable qu’il étouffait sous ses valoches. La voiture tanguait.
J’appuyai lentement sur l’accélérateur, comme on donne son biberon à un nouveau-né. On s’est regardés avec satisfaction. Je n’avais plus qu’à tourner dix fois le volant dans un sens puis dans l’autre pour quitter notre place, devant l’hôtel Erckmann-Chatrian(…)
La 204 avançait lentement dans Phalsbourg, en seconde vitesse. Nous cherchions la porte de France, départ de notre aventure(…)
On prendrait le chemin des écoliers. Départementales, nationales, et roule ! On dormirait dans des petites chambres d’hôtel en centre-ville, chez des amis et chez des amis d’amis. On dormirait dans notre vieille 204 s’il le fallait. Ouais, on serait les Kerouac lorrains. Et j’avais bien veillé à ce qu’une fiole de whisky valdingue toujours entre nos pattes. Philibert serait Julien Volden, le cadet, et moi André, l’aîné. Le choix avait été facile. Je savais conduire, et lui se laissait trimbaler. L’affaire était réglée.
On était copains depuis la classe de cinquième. Que restait-il de notre enfance ? De nos virées à vélo, des renvois disciplinaires du collège, des nuits de gel sous la tente, de la ferveur des stades de football ? Conduire une voiture et avoir de l’argent étaient déjà des affaires d’adulte. Mais il devait bien rester quelque chose en nous. On passait un test, d’une certaine manière.

Bordeaux. Le prix de l’amitié

Cent fois, j’avais failli le jeter dans le canal, ou l’abattre d’une balle dans la fourche ; cent fois je m’étais retenu. Tornado roulait sur des rustines et, tandis que le guidon tirait à gauche, le porte-bagages branlait à droite. Cet unique porte-bagages qui me valait de porter seul nos deux ballots. Plus l’eau, la pompe, et ma gourmette. Pierre avait raison. Nous avions peut-être passé l’âge de ces emmerdements. Pourtant, rien à faire, je ne parvenais pas à grandir. Même accidenté, boiteux, claudicant, je tenais à ce biclou comme on tient à sa grand-mère. J’avais cette foutue manie de m’attacher à ce qui n’en avait plus pour très longtemps. C’était mon côté sage-femme en unité de soins palliatifs. A chaque crevaison, j’assurais à Pierre que ce serait la dernière, que le vélo, désormais, se tiendrait bien tranquille. Au bout du compte, je n’avais pu m’empêcher de le monter dans le train.
« Je trouverai peut-être quelqu’un pour me l’acheter à Bordeaux.
-T’as raison, ouais, ça te paiera un sandwich ! »
Pierre faisait montre d’irrespect à l’endroit de Tornado mais il n’avait pas tort. Tout chromé qu’était ce vélo, il ne valait pas plus qu’un jambon beurre à l’argus.