Intervention de Didier Mény – Rencontre du 25 novembre 2017 « Vivre l’absence »

Didier Meny - Rencontres buissonnières

Tristan de Didier Mény - Rencontres buissonnières - 25 novembre - CîteauxL’absence

Lorsque Francine m’a proposé d’intervenir ce 25 novembre pour évoquer l’absence, je n’ai pas trop réfléchi : j’ai dit oui. Heureux d’être ici, fier de l’intérêt qui était porté à mes livres. Ce n’est qu’ensuite, lorsque j’ai commencé à travailler à mon intervention de ce matin que j’ai vraiment mesuré la difficulté de l’exercice. Je ne cherche pas à me faire plaindre mais évoquer Tristan, mon fils disparu, comme l’annonce le programme, je ne m’en sentais pas capable et je ne souhaitais pas le faire.

Je ne parlerai donc pas de l’absent mais de l’absence. Pas de lui mais de moi. Ce qui n’est guère plus facile. Je n’ai jamais évoqué ce qu’on appellera pudiquement cette question en public. J’ai parlé à des intimes et j’ai écrit. Ce qui se passera ce matin entre nous est donc un moment singulier, unique et sans doute sans lendemain. Comment l’aborder ? Qu’ai-je à dire qui puisse intéresser un public sur un sujet que chacun d’entre vous connait : vivre avec l’absence est un universel et nous avons tous suffisamment vécu pour avoir un vide dans nos cœurs.

Qui allait parler ? Le père, l’auteur, le mari, l’homme tout simplement ? Alors, J’ai choisi de les réunir afin de tenir à distance les émotions, mais d’apporter ce qu’il faut de témoignage pour incarner mes propos, ce qu’il faut de réflexion pour tenter de donner du sens, ce qu’il faut d’écriture aussi car si je n’écrivais pas, je ne serais pas ici. La superposition de ces voix peut provoquer des maladresses, des dissonances. Je vous prie par avance de m’en excuser.

L’absence ne se réduit pas au deuil. Si l’absent est bien l’éloigné, le disparu, il peut être simplement ailleurs, dans un ailleurs de ce monde- ci.

Il peut être l’enfant qui a quitté la maison, l’amoureux qui s’en est allé, l’ami qui a déménagé, ou autre chose encore comme l’absence à soi-même qui fait devenir un autre.

Mais bien sûr, l’absence définitive qu’est la mort d’un aimé est la plus tragique. Je dis d’un aimé, parce qu’il n’y a d’absence que dans le manque, le vide que crée la disparition de celle ou de celui dont la présence donnait du sens ou du bonheur à nos vies.

L’absent est prisonnier du passé. Mais depuis ce passé, il habite et il hante notre présent. Il nous emprisonne dans son absence. Une souffrance ou un enfer.

Mercredi 16 mars 2005, 10h10

Début de l’absence.

L’absence, elle se mesure et s’observe dans la simplicité du quotidien :

Par des caddies un peu plus vides dans un supermarché.

Moins de linge sale dans une corbeille.

Une place inoccupée autour de la table.

Une chambre vide à la porte close.

Une place vide dans la voiture qui mène au lycée, qui part en vacances.

Un corps absent de l’endroit où il devrait être en ce moment.

Un visage qu’on n’ose pas regarder sur les photos qu’on a pourtant encadrées sur un mur de la maison ; ou alors qu’on regarde en plissant les yeux pour simplement deviner une forme et surtout ne pas croiser un regard, un sourire ou une rêverie.

L’absence, elle s’observe dans les yeux du survivant quand il parvient encore à regarder son propre visage dans un miroir, soir ou matin, pour ne pas se laisser aller, parce qu’il faut être digne, et qu’il voit dans ses yeux ce trop-plein de tristesse qui les obscurcit sans produire de larmes.

L’absence, elle s’entend :

Elle est l’effroi d’un silence.

Un rire qui ne sort plus de ta bouche.

Une voix qui ne répond plus au téléphone quand on ose encore composer ce numéro qu’on n’a pas pu effacer du répertoire.

Une voix qui peu à peu s’efface – on oublie plus vite les voix que les visages, je crois – et qu’on ne veut pas entendre sur un enregistrement.

L’absence s’entend dans le silence d’un pas qui ne fait plus craquer les marches de l’escalier.

L’absence nous fait entrer et nous emmure dans le pays de la mémoire. Là où les meilleurs souvenirs sont les plus douloureux et où les pires sont insupportables. Et où, parfois, tout explose dans un cri.

*

Il fut un temps après la mort de mon fils où, pour la première fois de ma vie, toute peur a disparu, où j’ai vécu dans une sérénité tragique : ni la mort, ni les autres, ni les dangers, ni la foule, ni la police quand je roulais sans casque ou dans les rues piétonnes avec ma vespa noire. C’est un sentiment étrange que connaissent peut-être les grands sages ou les saints, la souffrance en moins. J’ai lu, plus tard, cette phrase que Roland Barthes avait écrite après la mort de cette mère qu’il aimait tant : « Le deuil est un pays où la peur n’existe pas ». Je le savais. Plus tard, on se demande pourquoi, pourquoi on n’a plus peur de rien ?

Sans doute parce la peur est constitutive de la vie. La peur suppose suffisamment d’espérance pour redouter de perdre ce que nous attendons de l’avenir. On ne redoute plus de perdre ce qui est déjà perdu, on ne craint plus la souffrance et la mort que l’on porte en soi.

Dans l’absence, notre rapport aux différentes dimensions du temps est modifié. Le présent n’est plus ce carrefour de l’être où nous vivons entre hier et demain, il a perdu ses horizons et on n’a peur de rien. On n’a peur de rien sans trop savoir pourquoi, sans justification ; sauf peut-être à imaginer que rien de pire ne peut arriver. C’est me semble-t-il, ce que je pensais. Et j’avais tort : j’étais attaché à d’autres vies, à d’autres amours, la maladie pouvait dégrader mon corps… mais la mort majuscule de mon fils aveuglait l’image de tous les autres drames possibles. Je n’avais pas encore lu Dante et j’ignorais que l’enfer était sans fond et que la mort peut s’ajouter à la mort.  Que l’on peut chuter plus profondément encore.  Par chance, le destin (appelons les choses ainsi, par commodité), qui avait sans doute à se faire pardonner, m’a épargné d’autres abîmes.

*

Quand on perd ses parents, on demeure leur fille ou leur fils, on reste attaché à une filiation qui nous relie à ceux qui nous ont précédés. Nous sommes leur descendant, leur héritier, celui qui transmettra les recettes de cuisine, les berceuses enfantines, les tours de cartes, les histoires anciennes, le nom des arbres et celui des oiseaux, tout un patrimoine de mots et d’habitudes qu’on pourra prolonger, enrichir ou rejeter. Quand on perd ses parents, on est un orphelin mais il reste une vie à écrire, une vie à tracer. L’ordre des disparitions – le parent avant l’enfant – quand il est respecté, n’efface pas la douleur mais il n’efface pas non plus l’avenir.

Quand on perd son unique enfant, on n’est plus un père, on n’est plus une mère. La parentalité s’efface. On n’est jamais le parent d’un mort. On est rien. Rien d’autre que soi. Une impasse, un cul de sac qui n’a pas même de mot pour être nommé. L’orphelin d’enfant n’existe pas dans la langue. Certains ont imaginé le mot désenfanté : c’est un beau mot. Trop beau, trop doux. Non, quand on a perdu son enfant, l’absence de mot dit mieux que toute autre chose ce que l’on n’est plus. Je ne crois pas que les grandes douleurs soient muettes, ni que les mots soient dérisoires – sinon je me tairais et je n’aurais pas écrit – mais peut-être sont-elles innommables.

On peut s’étonner que notre langue n’ait pas imaginé de mot pour dire une réalité autrefois « banale » ; à travers les siècles, d’innombrables enfants ne survivaient pas à leurs parents. Comment vivait-on alors ces absences ? On le sait peu. On savait que la mort d’un enfant faisait partie du chemin de la vie et si l’on avait beaucoup d’enfants, c’était aussi pour remplacer ceux qui n’avaient pas vécu.  Et parfois on prénommait René (re-né), le garçon qui venait de naître après un frère disparu.

Perdre son unique enfant, j’y reviens, est dans la catégorie des deuils une expérience particulière. Parce que nous sommes habités par cette idée venue du fond des âges et même de notre animalité, que l’enfant nous prolonge. Pour ceux qui n’espèrent pas la résurrection, cette croyance peut donner un sens à la vie et à la mort.

Lorsque Dieu demanda à Abraham de sacrifier son seul héritier puisque Sarah avait chassé Ismaël, il n’existait pas, dans la religion juive d’alors, l’idée d’un au-delà. Isaac était cet au-delà, il était l’héritier, et la vie d’Abraham trouvait son sens dans cette transmission. Que penser alors de l’obéissance absolue d’un homme à son Dieu, d’un homme qui ignorait que l’ange retiendrait son bras ? Ce que je veux dire ici, c’est qu’être seul face à l’éternité du néant, sans personne pour continuer la trace, sans même une mémoire, sans testament à léguer, sans n’avoir plus rien à transmettre et à offrir, fait de vous un oued que les sables boiront peu à peu et qui ne rejoindra jamais la mer.

La disparition de l’enfant abolit la verticalité, celle qui vient du fond des âges et pointe l’avenir ; elle réduit la géométrie d’une vie à la seule horizontalité des fratries et des amitiés, douces et amicales, indispensables mais sans la perspective d’un avenir. La disparition de l’enfant unique est un point final. A la disparition de l’aimé se superpose cette perte d’identité.

Que devient le père amputé quand on se rappelle que la figure habituelle du deuil, dans notre civilisation chrétienne en tous cas, est toujours celle de la mère : mater dolorosa, piéta, stabat mater de pierres, de peintures ou de phrases musicales évoquent la souffrance de Marie, de la mère. La douleur d’une mère est unique, je crois. Les mères perdent avec l’enfant celui qui fut en elles, une partie d’elles à qui elles ont donné la vie. Le père est souvent oublié car son ventre est stérile. Mais s’il est oublié, absent, c’est me semble-t-il pour une autre raison encore : l’absence de Joseph lorsque son fils est mort. Cette absence a condamné les pères à rester les invisibles du deuil. Cette absence m’a interrogé. On n’en trouve pas aisément l’explication. Alors j’ai cherché.

Lire : Où étais-tu Joseph ?

La seule figure de père en deuil qui m’est revenue à l’esprit, c’est celle de Priam, roi de Troie, pleurant son fils mort sous les remparts de sa ville. Priam qui vit le char d’Achille traînant le cadavre d’Hector. Priam qui affronta les dangers et l’humiliation pour, la nuit venue, venir supplier Achille de lui restituer le corps de son fils.

*

Ceux qui ont lu où qui liront Tristan s’apercevront que Dieu accompagne le récit de la perte du fils. Pourtant, je vis et j’écris sous un ciel vide. Il ne l’a pas toujours été, mais qu’importe. Alors, pourquoi ce Dieu auquel je ne crois plus ? Parce qu’au moment d’écrire, il me fallait un interlocuteur à la dimension de mon désespoir. Une toute puissance qui expliquerait la violence du destin. Une toute puissance que je pourrais faire semblant de haïr et d’abaisser en la privant de majuscule. Parce qu’il fallait simuler, détourner le regard, de temps à autres, vers un autre coupable que moi.

Comment souffre-t-on quand on a la foi ? La foi modifie-t-elle notre rapport à l’absence et à la mort de l’autre ? Le chagrin est-il allégé par la présence d’un Dieu ? Je ne sais pas. Probablement pas. Mais si l’on croit avec Saint Augustin « que les morts sont des invisibles, ils ne sont pas absents », ou que l’on pense que « la mort n’est rien », qu’il existe une « pièce à côté », comme on le dit dans ce joli texte anonyme qui sera lu cet après-midi, si on croit qu’il y a un ciel, un paradis, un autre part où on peut se retrouver, peut-être, alors, y a-t-il, sinon matière à consolation, du moins à espérance.

Je vis quant à moi dans l’inespérance et je pense avec W. Jankélévitch que  «la mort n’est pas le passage de l’un à l’autre, la mort est le passage de quelque chose à rien du tout … c’est une fenêtre qui ne donne sur rien. » Et je reprends avec tristesse les mots de Simone de Beauvoir, dans La cérémonie des adieux, le beau livre qu’elle écrivit après la mort de Sartre : « Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi… ».

Comprenez-moi, je ne veux ici, choquer personne – surtout pas ici – en faisant profession d’un athéisme qui n’a rien de militant et dont je tire plus de tristesse que de fierté.  D’un athéisme qui n’est pas un choix, comme la foi peut ne pas en être un. Comme la foi n’en est peut-être jamais un. D’ailleurs s’il faut le dire, le christianisme fut ma maison d’enfance, j’y ai vécu heureux ; il fut mon pays et je pourrais dire avec Colette que « j’appartiens à un pays que j’ai quitté ». Si je parle aujourd’hui de l’absence de Dieu, c’est que la certitude du néant qui s’attache au vide du ciel rend impossible l’idée même d’une communication avec l’absent. Cette certitude terrible invalide toute prière et toute espérance d’un temps et d’un lieu où nous serions réunis. Etre athée, c’est vivre dans l’absolu de l’absence, dans l’irrémédiable de l’absence, dans l’éternité de l’absence. Alors, on triche, on cherche des signes, on fabrique des signes, on offre aux oiseaux le pouvoir d’un présage ou celui d’une présence, afin de donner un sens au destin, d’inventer le destin pour oublier, le temps d’une respiration, que l’on meurt tout à fait, corps et âme.

Quelques années avant la mort de mon fils, un ami, qui aimait les quelques textes que j’avais écrits, me reprochait ma paresse d’écrivain. Je lui répondais en riant que je n’avais pas besoin de mon nom sur un livre puisque j’avais un fils et qu’il vivrait après moi.

Après la mort de Tristan, juste après, avant même qu’il soit mis en terre, j’ai commencé à écrire son absence. Ecrire un peu chaque jour, quelques mots, quelques phrases dont j’ignorais la destination. Ecrire, comme une évidence, une nécessité. Et, curieusement, l’écriture ne fut jamais une souffrance. Le travail d’écriture, quelles que soient la brutalité et la violence du texte, m’apaisait. Ces mots que je ne pourrais dire sans larmes, je les ai tracés sans chagrin. Mystère de l’écriture. J’avais dans l’idée de composer une manière de requiem sans autre musique que celle des phrases. Je ne sais si j’ai réussi, mais en lisant le passage d’Olivier de Jérôme Garcin qu’a choisi Francine, j’ai compris que moi aussi j’avais fabriqué « un tout petit tombeau de papier ». Combien de temps ai-je écrit, je ne sais plus, un an, plutôt deux. Et je me suis fait la promesse – un peu folle – de trouver un éditeur. Pour qu’un livre existe. Un livre qui vivrait après toi, après nous. « … afin que ton prénom soit un jour imprimé, en capitales rouges, sur une couverture blanche. » C’est encore à Olivier j’emprunte cette phrase que j’aurais pu écrire.

Ecrire ne m’a pas guéri – comme tous ceux qui ont perdu un enfant, je suis inguérissable – mais écrire a donné du sens à ma survie, un apaisement aussi. Ecrire, dans le cas qui nous intéresse, c’est faire sortir de soi les cris qu’on ne peut pas pousser, c’est s’arracher au piège de la folie ; c’est aussi transcender la souffrance, élever l’insupportable plus haut que soi. En écrivant, il m’arrivait de penser à l’effroi ou à la tristesse dans les yeux des personnages des toiles du Greco, aux yeux de Marie dans ce tableau du Caravage, aux notes de Schubert dans La jeune fille et la mort. Comment savait-il les blessures et la mort, Schubert qui n’avait pas trente ans ? J’écoutais le Requiem de Mozart ; comment savait-il tout ce que dit sa musique, si jeune encore ? Peut-être que le génie est aussi cette aptitude terrible à pénétrer au cœur de la souffrance humaine et à la magnifier. Giacometti a fait cela et d’autres encore. Il va sans dire que je suis bien peu face à eux, mais mon ambition d’écrivain était celle-là : faire le récit d’une âme déchirée mais d’une âme qui ne veut pas encore mourir.

*

Vivre alors. Mais comment ? Existe-t-il une porte entre la souffrance et l’oubli ? Un interstice où se glisser ? Chacun répondra comme il peut à cette question. Ecrire, c’était parler de Tristan en le tenant à distance de l’autre côté du stylo, de l’autre côté du clavier et de l’écran de l’ordinateur. C’était l’éloigner en restant près de lui. Mais après. Mais encore. Ecrire ne suffit pas, c’est un viatique pour les heures blanches.  Vivre. Vivre pour mériter et restituer l’amour et l’affection de ceux qui nous ont sauvés (je dis nous parce que je sais que mon épouse – à la place de qui je ne veux ni ne peux parler – sera sur ce point en accord avec moi), sauvés par leur présence, leurs gestes, leurs mots, leur délicatesse, le besoin qu’ils avaient de nous. Parents, amis, collègues, élèves. Tous, avec les mots qu’ils ont dits, ceux qu’ils ont écrits, avec les gestes de tendresse, les attentions discrètes.  

Ceux qui portent seuls l’absence sont des damnés.

Ecrire, aimer et être aimé, cela suffit-il ?

Grâce à un ami qui lui avait offert ce qui était alors mon dernier roman A l’est de la nuit, j’ai eu l’occasion d’échanger quelques courriels avec l’écrivain Bernard Chambaz dont le livre Dernières nouvelles du Martin Pêcheur retraçait son périple à travers les Etats-Unis, sur les routes où son fils était mort dix-neuf ans plus tôt. Nous ne nous connaissions pas mais étions tous deux orphelins d’un fils disparu depuis plusieurs années. Nous avons évoqué l’impossible cicatrisation, mais aussi comment le temps passait sur l’inoubliable et comment, lui disais-je, on jetait parfois un voile sur le corps nu de l’absent. Il me répondit, avec raison, que ce voile salvateur, on le ne jetait pas : il tombait seul, sans qu’intervienne une quelconque volonté. Vous connaissez cette phrase de La Rochefoucauld : « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face ». Alors le voile tombe parce que l’animal humain que nous sommes est une machine à vivre, il invente des malices qui le protègent ; et le ciel bienveillant fait souffler vers la terre l’étoffe qui dissimule ce que les yeux de la mémoire ne peuvent regarder. Le voile après l’écriture, autre subterfuge de la vie qui s’accroche. De la vie quand on l’accepte.

Choisit-on de vivre ? Sans doute pas. Je ne suis pas certain que l’on puisse prétendre être le maître de ce choix-là. On vit parce que ça vit en nous, parce qu’on a peur du néant, parce que l’insupportable est moins fort que la peur de la mort. J’en ai conclu que ma souffrance de toi était moins violente que ce qu’avait été la tienne puisque je vis encore. Ou bien étais-je plus lâche ? Ou plus fort ?  De nous deux, c’est toi qui étais innocent et c’est moi qui vivais. On décide de mourir parfois et tu as fait ce choix. En revanche, je le redis, je ne suis pas certain que l’on décide de vivre. Ce que l’on choisit, c’est la manière dont on survit, dont on continue.

« Que nous demeurions inconsolables n’enlève rien à notre effort de tenir tête à la tristesse… », écrivait Bernard Chambaz.

Vivre debout, vivre digne.

Le voile tombe, disais-je, le voile de l’oubli ; il tombe pour quelques minutes ou quelques heures, et on sourit et on plaisante et on mange des huitres en buvant du vin blanc, on s’émeut du givre sous le soleil, un matin d’hiver, on s’émerveille à New-York devant la skyline et au printemps devant des cerisiers en fleurs. On vit encore. On aime encore.  Mais le vent du ciel souffle et l’étoffe se soulève, dans un cri silencieux.

La mémoire n’est pas un tableau noir (ou blanc désormais) que le chiffon efface. Quand bien même on le souhaiterait, sous la propreté apparente de la surface, derrière les mots que l’on réécrit et la vie qui s’écoule, demeure, simplement dissimulé à la vue, le palimpseste de l’inoubliable. On dit souvent que celui qui a perdu un membre ressent encore les douleurs de cette partie amputée de soi. Le membre fantôme se rappelle à nous et toujours par la souffrance.  J’ai mal à mon fils fantôme.

*

J’utilisais tout à l’heure l’expression d’animal humain, la formule peut déranger. Je voulais simplement évoquer ce qui en nous ne relevait pas de de la conscience, de la raison et de la volonté, mais simplement de notre pulsion de vie.

Dans cette dernière partie de mon intervention, je voudrais commencer par là. Dans le monde des mammifères, lorsqu’une femelle perd ses petits, elle redevient immédiatement féconde. Moi qui ne suis pas mère, j’ai éprouvé la violence de cette pulsion. Amputé de mon fils, arraché à son amour, j’ai senti, à peu près aussi vite que le besoin d’écrire, celui de redevenir père. Cela peut surprendre ou choquer.  Pour combler le vide de l’absence. Pas pour remplacer Tristan – II est et demeurera l’Irremplaçable – non, pour redevenir père. Un désir furieux parfois qui trouvait sa place aux côtés de la nuit où je vivais, sans l’éclairer, sans accélérer le deuil, sans me sortir de l’enfer. Non. C’est du fond des enfers que cette force de vie a surgi. Ni comme une espérance ni comme un baume apaisant. L’envie d’une greffe.  

A une amie qui me demandait plus tard pourquoi ma femme et moi avions entrepris une démarche d’adoption à plus de cinquante ans, je répondis sans réfléchir « parce je veux qu’on m’appelle encore papa ».  

Je le disais tout à l’heure, lorsqu’on perd son enfant unique, on cesse d’être père (ou mère) ; autre absence.

Je suis toujours un infirme et je le resterai. Mais désormais, je suis le père de deux fils, ma femme est la mère de deux fils. Ils sont nés en Afrique, ils sont beaux. Et je les aime aussi fort que je pleure Tristan. Avec eux, j’ai retrouvé les tremblements de la peur. Un rôle et une place sur la ligne du temps. L’envie de vivre pour eux et l’espoir de mourir avant eux. Comme il se doit.

Il a fallu la rencontre de trois absences : celle de Tristan, celle de la mère et du père de Louis et Paul, nos enfants, pour fabriquer un amour et reconstruire une famille.

L’absence a dessiné les contours de mon malheur.  Elle a aussi, par une pirouette que nous avons su accueillir, offert une nouvelle chance à la vie.  Et la vie a rempli à nouveau le coffre de notre voiture pour des départs en vacances, allumé des bougies sur des gâteaux d’anniversaire, fait briller des étoiles sur un sapin de Noël. Les escaliers de la maison ont retrouvé le pas léger de courses imprudentes et nos lèvres de parents des joues à embrasser.